N’est-ce pas, Faust ?

*

Oui, plusieurs fois démon tu t’es mis en travers de mon chemin

Et à chaque fois que j’exprimais mon désarroi devant l’humain

Voilà que tu soufflais à mon oreille sur un ton glacial :

« Qui se dégoûte trop de l’homme désespère de Dieu Lui-même,

Rompant avec la relation verticale et horizontale !

De découragement, Jonas n’a-t-il pas été avalé par la baleine ? »

*

Je te parlais comme à un confident

Surtout lorsque ma solitude devenait insupportable

Mais quand je te demandais un pouvoir de séduction

Pour attirer le regard de ces demoiselles aimables

Voilà que bien sûr je feignais d’ignorer les répercussions

Comme avoir signé tacitement un pacte conséquent

*

Le manque d’estime de moi-même s’agrippait à moi comme un malin

Je voulais préserver ma pureté, mon innocence

Ma spontanéité, mon honneur, quoi de plus louable !

Assouvir un désir n’est-ce point le perdre ?

Nécessité de l’art pour dire les choses :

Avoir l’esprit frémissant et non le corps repu[1]

Sinon tous ces parfums, ces senteurs qui explosent

Ces battements de cils et ces souvenirs seront perdus

*

Sûrement que je faisais un excès de Bovarysme

La rêverie jusqu’à la transe

L’engourdissement de tous mes sens

Le romantisme comme vie, comme idéalisme

J’ai pris mon sexe, comme elle[2] prenait son bas ventre pour son cœur

Ô combien je comprends cette pauvre Phèdre !

De la détresse il n’y a qu’un pas que mon âme de remords se meurt !

*

Tu as réussi l’inversion des sens, des mœurs et des valeurs

Mais tu n’as fait de nous que de vulgaires et viles prostituées

Ah Saint Antoine ! Ah Faust ! Peu de gens vous comprennent

L’un luttant contre la tentation, l’autre envahi par l’ennui

Et moi-même sans cesse traversé par les remords du pécheur !

*

Fini la souffrance de l’attente et les déceptions du lendemain

Jouir pour soi maintenant ! Tel est le mot d’ordre de cette nouvelle engeance

Heureux qui espère encore en l’amour ou en ces rêves d’enfance !

Mais tu nous fais croire que le temps, telle l’érosion, les réduit à peau de chagrin

Amoindrir leur consistance comme un pain devenu rance

Ou la misère et les loqueteux comme la lèpre que l’on fuit

Le désenchantement a pris la place des miracles et des saints

*

J’essayais de te repousser, mais toujours avec plus de regain

Tu me jures _que le plaisir, le désir, la volupté, l’interdit_ tel un refrain

Qu’il n’y a certainement dans cette existence rien de pareil

Et cela même dans mes repos nocturnes et dans mon sommeil

Alors, toute ma volonté et ma patience s’émoussaient telle une lame

Qui fond en réduisant tout à un château de cartes ou de sable

*

A chaque fois la tradition et la littérature te représentent sous différents aspects

Milton t’a fait supérieur à l’homme ; Michel-Ange et Dante : tel une bête humaine

Alors que Goethe t’aurait fait « civilisé[3] » devant Faust que tu tiens en respect

Quant à Pessoa[4] il ne t’a pas trouvé dans le néant qu’il a en vain disséqué

Contrairement à Don Quichotte devant les ailes en rotation

Où Sartre n’avait pas dit mieux avec L’être et le Néant

*

Mais tu n’es qu’un Sganarelle tournant autour d’un Don Juan

Ou un Gollum[5] épiant l’anneau de Frodon, tel un mendiant

En cela tu trompes les humains autant que tu te trompes toi-même par ton orgueil

Alors qu’il n’eut fallu que d’une prosternation devant notre ancêtre Adam

A l’instar des anges obéissants, devant cette argile dont l’âme fut insufflée

Sous le trône divin et cette majestueuse et gracieuse assemblée

*

De feu est ton essence et ta nature incandescente

Tu te rebellas dès le commencement à nul autre pareil

On t’appelle Iblis[6], Méphitophélès, Belzébuth, Mara[7], Chaïtane ou Satan

La perte de l’Homme tu l’as juré et depuis tu y veilles

Je le sais, jusqu’à notre mort rapide ou lente

Sans relâche ton objectif est de nous déchoir

*

De notre naissance, dès notre premier souffle jusqu’à la tombe

Tu nous appâtes avec tes noirceurs et le côté sombre du désespoir

Des esprits septiques et philosophes n’y décèlent encore qu’illusions

Illusions et absurdité de la vie : pas d’arrières-mondes rien que des catacombes

La littérature, l’art, la poésie ne sont-ils pas la beauté féérique de notre existence ?

Kierkegaard à l’instar d’Averroès observant les signes divins sur la carte de la Nature

Comme Spinoza qui n’y voyait pas qu’une simple devanture

L’Être n’est-il seulement qu’un mythe, substitué par l’extérieure apparence ?

Tout réduire à de simples automates programmés à la consommation ?

A la jouissance, et à l’addiction de la sensation d’assouvir nos passions ?

*

Ta plus grande victoire est d’avoir fait croire

En ton inexistence ainsi que celle de Dieu

Parce qui croit en l’Un, croit en l’autre

Mais qui croit en rien ne prend rien au sérieux

*

Voilà que sous ton voile ne règne que la plus vile déchéance

Perpétuelle décadence ou chute fatale

Je suis un antimoderne[8] qui vit dans une époque postmoderne

L’Homme sans qualité[9] peut espérer figurer au pinacle de la gloire médiatique

La Téléréalité comme horizon philosophique !

*

Le fruit défendu érigé en rite de la bite

Combien d’Adam et Eve ?

Combien de Pâris et d’Hélène ?

Combien de Faust et de Marguerite ?

Combien de Chamseddine (Chams) et de Lî-en (Lay) ?

Telle une épée de Damoclès qui se lève

*

Combien as-tu trompé de générations avant nous ?

Des plus jeunes et des moins jeunes jusqu’à nos pères ?

Des adorateurs de statues de pierre, d’esprits et de mystères

Adeptes de superstitions, prenant des fous pour des sages

Pauvres foules gavées telles des ignares en communion

Alors que tu sèmes les graines de la dissension et de la perdition

*

Là où tu as fait fort : versé dans la connaissance des textes sacrés,

Combien as-tu inspiré de guerres, de haine, et fait couler de sang ?

Narcissisme, fanatisme, sectarisme, que d’aveuglement et d’errance

Au nom d’interprétations des Livres Saints, et que de délirantes divergences !

Chacun se positionnant jalousement dans sa compréhension

Afin de maintenir son pouvoir et son emprise

*

Le vice est rentré comme un renard dans le poulailler

Les Borgia et leurs orgies sous les yeux du Christ crucifié

Les sultans de la sublime porte dans leurs harems ensanglantés

Les financiers, les traders, les politiques et leurs sourires d’usuriers

*

Même les banquiers se disent révolutionnaires et anarchistes[10]

Le chaos comme corollaire de leur cupidité érigée en doctrine

Et après, on appelle cela les novateurs, _vive les progressistes !

Tu nous fais croire au progrès à chaque soi-disant Réforme

Mais tu te joues de nous juste en changeant les normes

De la réalité, par un insatiable plaisir, que tu déformes

*

Toutefois, Heine, Flaubert, Nietzsche avaient raison

Le pire ennemi est bien entendu le dogmatisme

Sans opposition, thèse et antithèse, quel conformisme !

La pensée a besoin de paradoxes pour sa fécondation

Mais tu es toi-même tombé dans le piège de ta religion :

Destruction, aliénation, corruption, illusions, négation

*

Et tu repars comme un lâche la queue entre les pattes

En criant à tue-tête : « Oui en effet, je les ai tenté

Mais ils n’ont fait que suivre leurs penchants »

Comme un criminel pris sur le fait et dénonçant

Ce que lui-même a incité comme perfide cruauté

En la niant aussitôt que la Vérité et la Justice[11] ont éclaté

*

« Et Satan dit, le décret une fois consommé :

_Dieu vous a fait promesse de vérité

Moi je vous en ai fait une, à laquelle j’ai manqué

Je n’avais sur vous d’autre pouvoir que de vous appeler

Or vous exécutiez !

Ne vous en prenez donc pas à moi, mais à vous-mêmes !

Je ne vous porterais pas plus secours que vous à moi

Je renie d’avoir été naguère, par vous, associé à Dieu. »[12]

*

Zahra Djam

*

Copyright numéro 00056463-1

[1] Citations de Flaubert.

[2] Gustave Flaubert écrivait à sa maîtresse sur Madame de Bovary, « c’était une bourgeoise mal éduquée, une de ces femmes ’’qui prennent leur cœur pour leur cul’’ » (Lettre à Louise Colet, 24 Avril 1852).

[3] Mme de Staël, De l’Allemagne, 1, GF-Flammarion, 1968

[4] Fernando Pessoa, Faust, éd. Christian Bourgeois, Coll. Titres 71.

[5] Personnages du célèbre roman de Tolkien, Le Seigneur des anneaux, qui a été adapté en film.

[6] L’un des noms de Satan donné dans le Coran alors qu’il n’était encore qu’un ange, avant d’être déchu et d’entraîner l’Homme dans son orgueil et sa perte.

[7] Nom donné au diable par la tradition bouddhiste, lorsque celui-ci envoya ses filles tenter Siddhârta.

[8] Antoine Compagnon, Les antimodernes, éd. Gallimard.

[9] En référence au fameux roman de Robert Musil, L’Homme sans qualité.

[10] Fernando Pessoa, Le banquier anarchiste, éd. Christian Bourgeois, coll. Titres

[11] La Vérité et la Justice sont deux termes qui se traduisent en arabe par Haq qui est l’un des attributs divin en islam (Al-Haq ou le Véridique).

[12] Ibid. Jacques Berque, trad. Coran, Sourate XIV Abraham, verset 22.

Retour à l'accueil