N'est-ce pas, Faust? (Zahra Djam)
24 mai 2016N’est-ce pas, Faust ?
*
Oui, plusieurs fois démon tu t’es mis en travers de mon chemin
Et à chaque fois que j’exprimais mon désarroi devant l’humain
Voilà que tu soufflais à mon oreille sur un ton glacial :
« Qui se dégoûte trop de l’homme désespère de Dieu Lui-même,
Rompant avec la relation verticale et horizontale !
De découragement, Jonas n’a-t-il pas été avalé par la baleine ? »
*
Je te parlais comme à un confident
Surtout lorsque ma solitude devenait insupportable
Mais quand je te demandais un pouvoir de séduction
Pour attirer le regard de ces demoiselles aimables
Voilà que bien sûr je feignais d’ignorer les répercussions
Comme avoir signé tacitement un pacte conséquent
*
Le manque d’estime de moi-même s’agrippait à moi comme un malin
Je voulais préserver ma pureté, mon innocence
Ma spontanéité, mon honneur, quoi de plus louable !
Assouvir un désir n’est-ce point le perdre ?
Nécessité de l’art pour dire les choses :
Avoir l’esprit frémissant et non le corps repu[1]
Sinon tous ces parfums, ces senteurs qui explosent
Ces battements de cils et ces souvenirs seront perdus
*
Sûrement que je faisais un excès de Bovarysme
La rêverie jusqu’à la transe
L’engourdissement de tous mes sens
Le romantisme comme vie, comme idéalisme
J’ai pris mon sexe, comme elle[2] prenait son bas ventre pour son cœur
Ô combien je comprends cette pauvre Phèdre !
De la détresse il n’y a qu’un pas que mon âme de remords se meurt !
*
Tu as réussi l’inversion des sens, des mœurs et des valeurs
Mais tu n’as fait de nous que de vulgaires et viles prostituées
Ah Saint Antoine ! Ah Faust ! Peu de gens vous comprennent
L’un luttant contre la tentation, l’autre envahi par l’ennui
Et moi-même sans cesse traversé par les remords du pécheur !
*
Fini la souffrance de l’attente et les déceptions du lendemain
Jouir pour soi maintenant ! Tel est le mot d’ordre de cette nouvelle engeance
Heureux qui espère encore en l’amour ou en ces rêves d’enfance !
Mais tu nous fais croire que le temps, telle l’érosion, les réduit à peau de chagrin
Amoindrir leur consistance comme un pain devenu rance
Ou la misère et les loqueteux comme la lèpre que l’on fuit
Le désenchantement a pris la place des miracles et des saints
*
J’essayais de te repousser, mais toujours avec plus de regain
Tu me jures _que le plaisir, le désir, la volupté, l’interdit_ tel un refrain
Qu’il n’y a certainement dans cette existence rien de pareil
Et cela même dans mes repos nocturnes et dans mon sommeil
Alors, toute ma volonté et ma patience s’émoussaient telle une lame
Qui fond en réduisant tout à un château de cartes ou de sable
*
A chaque fois la tradition et la littérature te représentent sous différents aspects
Milton t’a fait supérieur à l’homme ; Michel-Ange et Dante : tel une bête humaine
Alors que Goethe t’aurait fait « civilisé[3] » devant Faust que tu tiens en respect
Quant à Pessoa[4] il ne t’a pas trouvé dans le néant qu’il a en vain disséqué
Contrairement à Don Quichotte devant les ailes en rotation
Où Sartre n’avait pas dit mieux avec L’être et le Néant
*
Mais tu n’es qu’un Sganarelle tournant autour d’un Don Juan
Ou un Gollum[5] épiant l’anneau de Frodon, tel un mendiant
En cela tu trompes les humains autant que tu te trompes toi-même par ton orgueil
Alors qu’il n’eut fallu que d’une prosternation devant notre ancêtre Adam
A l’instar des anges obéissants, devant cette argile dont l’âme fut insufflée
Sous le trône divin et cette majestueuse et gracieuse assemblée
*
De feu est ton essence et ta nature incandescente
Tu te rebellas dès le commencement à nul autre pareil
On t’appelle Iblis[6], Méphitophélès, Belzébuth, Mara[7], Chaïtane ou Satan
La perte de l’Homme tu l’as juré et depuis tu y veilles
Je le sais, jusqu’à notre mort rapide ou lente
Sans relâche ton objectif est de nous déchoir
*
De notre naissance, dès notre premier souffle jusqu’à la tombe
Tu nous appâtes avec tes noirceurs et le côté sombre du désespoir
Des esprits septiques et philosophes n’y décèlent encore qu’illusions
Illusions et absurdité de la vie : pas d’arrières-mondes rien que des catacombes
La littérature, l’art, la poésie ne sont-ils pas la beauté féérique de notre existence ?
Kierkegaard à l’instar d’Averroès observant les signes divins sur la carte de la Nature
Comme Spinoza qui n’y voyait pas qu’une simple devanture
L’Être n’est-il seulement qu’un mythe, substitué par l’extérieure apparence ?
Tout réduire à de simples automates programmés à la consommation ?
A la jouissance, et à l’addiction de la sensation d’assouvir nos passions ?
*
Ta plus grande victoire est d’avoir fait croire
En ton inexistence ainsi que celle de Dieu
Parce qui croit en l’Un, croit en l’autre
Mais qui croit en rien ne prend rien au sérieux
*
Voilà que sous ton voile ne règne que la plus vile déchéance
Perpétuelle décadence ou chute fatale
Je suis un antimoderne[8] qui vit dans une époque postmoderne
L’Homme sans qualité[9] peut espérer figurer au pinacle de la gloire médiatique
La Téléréalité comme horizon philosophique !
*
Le fruit défendu érigé en rite de la bite
Combien d’Adam et Eve ?
Combien de Pâris et d’Hélène ?
Combien de Faust et de Marguerite ?
Combien de Chamseddine (Chams) et de Lî-en (Lay) ?
Telle une épée de Damoclès qui se lève
*
Combien as-tu trompé de générations avant nous ?
Des plus jeunes et des moins jeunes jusqu’à nos pères ?
Des adorateurs de statues de pierre, d’esprits et de mystères
Adeptes de superstitions, prenant des fous pour des sages
Pauvres foules gavées telles des ignares en communion
Alors que tu sèmes les graines de la dissension et de la perdition
*
Là où tu as fait fort : versé dans la connaissance des textes sacrés,
Combien as-tu inspiré de guerres, de haine, et fait couler de sang ?
Narcissisme, fanatisme, sectarisme, que d’aveuglement et d’errance
Au nom d’interprétations des Livres Saints, et que de délirantes divergences !
Chacun se positionnant jalousement dans sa compréhension
Afin de maintenir son pouvoir et son emprise
*
Le vice est rentré comme un renard dans le poulailler
Les Borgia et leurs orgies sous les yeux du Christ crucifié
Les sultans de la sublime porte dans leurs harems ensanglantés
Les financiers, les traders, les politiques et leurs sourires d’usuriers
*
Même les banquiers se disent révolutionnaires et anarchistes[10]
Le chaos comme corollaire de leur cupidité érigée en doctrine
Et après, on appelle cela les novateurs, _vive les progressistes !
Tu nous fais croire au progrès à chaque soi-disant Réforme
Mais tu te joues de nous juste en changeant les normes
De la réalité, par un insatiable plaisir, que tu déformes
*
Toutefois, Heine, Flaubert, Nietzsche avaient raison
Le pire ennemi est bien entendu le dogmatisme
Sans opposition, thèse et antithèse, quel conformisme !
La pensée a besoin de paradoxes pour sa fécondation
Mais tu es toi-même tombé dans le piège de ta religion :
Destruction, aliénation, corruption, illusions, négation
*
Et tu repars comme un lâche la queue entre les pattes
En criant à tue-tête : « Oui en effet, je les ai tenté
Mais ils n’ont fait que suivre leurs penchants »
Comme un criminel pris sur le fait et dénonçant
Ce que lui-même a incité comme perfide cruauté
En la niant aussitôt que la Vérité et la Justice[11] ont éclaté
*
« Et Satan dit, le décret une fois consommé :
_Dieu vous a fait promesse de vérité
Moi je vous en ai fait une, à laquelle j’ai manqué
Je n’avais sur vous d’autre pouvoir que de vous appeler
Or vous exécutiez !
Ne vous en prenez donc pas à moi, mais à vous-mêmes !
Je ne vous porterais pas plus secours que vous à moi
Je renie d’avoir été naguère, par vous, associé à Dieu. »[12]
*
Zahra Djam
*
Copyright numéro 00056463-1
[1] Citations de Flaubert.
[2] Gustave Flaubert écrivait à sa maîtresse sur Madame de Bovary, « c’était une bourgeoise mal éduquée, une de ces femmes ’’qui prennent leur cœur pour leur cul’’ » (Lettre à Louise Colet, 24 Avril 1852).
[3] Mme de Staël, De l’Allemagne, 1, GF-Flammarion, 1968
[4] Fernando Pessoa, Faust, éd. Christian Bourgeois, Coll. Titres 71.
[5] Personnages du célèbre roman de Tolkien, Le Seigneur des anneaux, qui a été adapté en film.
[6] L’un des noms de Satan donné dans le Coran alors qu’il n’était encore qu’un ange, avant d’être déchu et d’entraîner l’Homme dans son orgueil et sa perte.
[7] Nom donné au diable par la tradition bouddhiste, lorsque celui-ci envoya ses filles tenter Siddhârta.
[8] Antoine Compagnon, Les antimodernes, éd. Gallimard.
[9] En référence au fameux roman de Robert Musil, L’Homme sans qualité.
[10] Fernando Pessoa, Le banquier anarchiste, éd. Christian Bourgeois, coll. Titres
[11] La Vérité et la Justice sont deux termes qui se traduisent en arabe par Haq qui est l’un des attributs divin en islam (Al-Haq ou le Véridique).
[12] Ibid. Jacques Berque, trad. Coran, Sourate XIV Abraham, verset 22.