Sur les rives du Mékong… (du Rhône)

«Est-ce qu’un type qui aurait le moindre penchant artistique serait capable de supporter des années la stupidité de cette routine ? L’art rend inquiet, insatisfait. Et c’est le genre de chose que notre système industriel ne peut pas laisser se produire ; alors pour te calmer, on t’offre de petits ersatz qui te feront oublier que tu es humain. »

Henry Miller, Sexus, éd. Poche.

De jour en jour, d’années en années, Chams se sentait de plus en plus fatigué d’être assis du matin jusqu’au soir dans ce qu’il appelait « un cercueil roulant » à se taper huit heures par jour le cul sur son siège auto : cette chose à l’intérieur de laquelle il passait la majeure partie de sa journée, sillonnant les routes et les moindres chemins à enseigner la conduite automobile. 

Toujours les mêmes routes avec une infinité de combinaisons pour atténuer la monotonie, la routine : cartographie mentale comme un labyrinthe n’en finissant plus. Mais dès que Chams avait un instant de répit _une pause cigarette que réclamait le plus souvent l’élève, car lui ne fumait pas_ il semblait réfléchir, marmonner des phrases, se parler à lui-même, gesticulant parfois. Chams était un adepte du soliloque _d’une complexion farouche et bavarde, plus souvent enfermé sur lui-même tel Flaubert enclin aux crises de nerfs face à chaque nouvelle difficulté ou échec_ mais malgré tout ouvert au dialogue avec autrui, bien qu’il ne parlât davantage à lui-même qu’aux autres. Quiconque a eu pour compagne la solitude des années durant, sait à quel point celle-ci reste fidèle et impose à celui qu’elle possède, le monologue ; telle une forme de démence, celle-ci démange et laisse raisonner l’écho des voix haranguer l’espace imaginaire ou réel, seul exutoire pour fuir cette réalité dont se méfie tout bon féru de littérature, de poésie, et de philosophie, tel un Socrate pérorant tout en marchant au bord de la cité, perçant le mal des hommes et leurs manigances. 

Néanmoins, Chams n’aspirait nullement à finir ses vieux jours dans une voiture-école, même si Herbert Marcuse l’avait écrit : Pour être modernes, soyez cyniques et déprimés, mais évitez de vous fâcher. Autre citation qui emplissait son esprit de constellations de mots et de phrases, comme des galaxies proches et lointaines qui lui ouvraient des champs de compréhension que les autres ne pouvaient soupçonner.

Chams et son élève reprirent la route qui était souvent longue et dangereuse comme les méandres de l’existence… Difficile de savoir à l’avance ce qui nous attend après le virage…

« Pas senti le temps passer, pensa Chams, l’asphalte et les bandes blanches qui défilent à vive allure… La quarantaine déjà… L’aiguille du compteur ne cesse de monter… Trois enfants, une épouse et je suis en train de tout foutre en l’air… Comme un terrible excès de vitesse qui fait perdre tous les points, le permis », ruminait Chams encore et encore, comme une litanie, en boucle… Prémisses du remord. Il regardait cette jolie blonde du coin de l’œil, à qui il apprenait l’insertion et le dépassement sur la voie rapide…

L’élève essaya tant bien que mal de se rappeler les recommandations de son enseignant : « Comment s’insérer dans la route à accès réglementé sans gêner et se mettre ainsi que les autres en danger ?… Pas d’excès, conduite souple… Vite dégager après avoir contrôlé pour s’insérer ou ralentir légèrement si la circulation est fluide, et sinon si elle est chargée pour ne pas finir coincés au bout de la voie d’accélération, ralentir et attendre... Et pour cela regarder ses rétroviseurs intérieurs et extérieurs, et l’angle mort avant d’agir : C.I.A., Contrôler Informer Agir… Ah ! L’ANTICIPATION ! s’exclama Chams... (L’élève le regarda toute confondue, comprenant qu’elle s’y était mal prise du fait qu’il appuya sur le frein progressivement et qu’il prit le volant)…

_Ah ! L’angle mort celui-là… Pas fini d’en parler, reprit Chams tout sourire cachant sa fatigue, et faisant référence aux explications et au schéma qu’ils avaient dessiné et analysé à l’arrêt ensemble avant de démarrer. Puis Chams accéléra en changeant rapidement les rapports à vive allure pour s’insérer et rattraper le coup. L’élève commença à avoir chaud et sa peau devint toute moite de transpiration : excès de stress.

 Et pourtant Chamseddine n’avait pas regardé l’angle mort il y a plusieurs mois de cela, la collision était inévitable, entre sa femme Anissa et Lay (de son vrai prénom Lî-en)... Il en riait comme d’habitude, « Je vais conduire avec une charmante asiatique aujourd’hui » avait-il déclaré à son épouse. Anissa avait l’habitude de ces taquineries et ne prenait pas au sérieux la menace ou la concurrence de jeunes demoiselles qu’elle considérait comme des gamines ayant tout juste la vingtaine. Elle préférait comme souvent ne pas en tenir compte. Et pour seule réponse elle lui rétorquait à chaque fois, « Sache que c’est toi qui en pâtira ».

Le démon de midi ? Quelle drôle d’expression ! La crise de la quarantaine ? N’est-ce qu’une impression ? Et pourtant, le poids des années et des kilomètres étaient bien là, dans les membres, dans la petite bedaine et dans la tête de Chams… C’est pour cela qu’il aimait jeter un regard dans le rétroviseur pour se regarder, pour se rassurer… ignorer le temps qui passe, qui défile… Comme une obsession, scruter la dernière ride ou le dernier cheveu blanc… Malgré tout, le narcissisme était toujours là.

Souvent sa femme lui demandait : « Tu ne trouves pas que j’aie grossie mon chéri ? ». Et lui de répondre indifférent : « Non tu te fais des idées. Et puis, nous les hommes, on préfère les femmes bien en chair ».

Ses élèves aussi se regardaient dans le miroir du pare-soleil pour se remaquiller lorsqu’il allait chercher les fiches et son planning du lendemain : la séduction était là, sans interruption, 24 heures sur 24… Non-stop !... Combien de fois, comme une fulgurance ou un éclat qui passait dans le regard de ses plus charmantes élèves, il avait ressenti ou imaginé celles-ci prêtes à l’embrasser ou à se déshabiller pour se livrer à lui comme dans ces vidéos de charme. Il savait que c’était déjà arrivé à des collègues de travail de baiser avec leur élève dans la voiture-école. Parfois, il fallait à cause de la buée baisser les vitres tant l’ambiance était torride ! C’était fou comme le regard pouvait insinuer tant de choses, tant de fantasmes. Combien de fois avait-il dû dissimuler son érection sous un paquet de fiches ? Etait-ce le fait de ces vidéos pornos qu’il regardait et qui le conditionnaient, ou bien, de cette ambiance généralisée du tout sexuel disant que tout est possible : du moins, consommable ? Le confinement de l’habitacle de la voiture était propice à ce rapprochement. Dire que c’est le métier où il y a le plus d’infidélité : c’est statistique ! Ses impressions n’étaient pas seulement vagues et flottantes, mais attachées à un parfum, à un comportement avenant, un frôlement de main sur le volant ou sur le levier de vitesse, à un sourire et à un regard insistant comme savent le faire si bien les jeunes étudiantes célibataires lorsqu’une personne leur plaît. Au fil des leçons de conduite s’effectuait comme un rapprochement affectif, une intrusion dans l’intimité, et souvent Chams connaissait la vie de chacune et de chacun de ses élèves ; certaines se confiaient en trouvant une oreille attentive, d’autres partageaient leurs rêves, et d’autres leurs désenchantement feint : Oh ! L’amour n’existe plus, les mecs sont tous les mêmes, répétaient-elles comme un leitmotiv. Bien sûr, sachant Chamseddine marié et père de trois enfants, elles expliquaient qu’elles aimeraient bien connaître quelqu’un de sérieux comme lui, ou du moins, se marier et avoir des enfants aussi. Et c’est à ce moment que l’élève et l’enseignant étaient sensibles à leur présence respective, comme s’ils prenaient conscience de leurs corps qui enveloppaient leurs propos pleins de désirs comme si quelque chose s’était déplacé en eux et les avait légèrement ébranlés : que tout était possible maintenant, qu’ils avaient conscience de franchir un cap. L’interdit et le fantasme résonnaient comme un murmure d’un pourquoi pas. Comme ceux qui rêvent de se taper leur prof ou encore une des jeunes infirmières de l’hôpital. Et à cet instant, l’élève et l’enseignant troublés, faisaient semblant de n’avoir rien ressenti, alors que tout leur corps disait le contraire. Chams était-il érotomane ? Prenait-il ses désirs pour des réalités ? Sûrement.

 Sinon Chams aimait que ça roulât sans accrocs, surtout quand l’élève était en étape 4 (ou Compétence 3 du REMC[1]), bientôt prêt pour passer son permis… A ce stade, Chams leur faisait des tests ou des évaluations dans les conditions de l’examen : il prenait une voix monocorde et froide, comme celle de l’examinateur ; et quand c’étaient les dernières heures du samedi après-midi, à l’approche du mini week-end (constitué du dimanche et du lundi matin), parfois il laissait l’élève prendre des routes peu fréquentées, où la garrigue de toute part défilant comme dans un songe éveillé : la voiture roulant à vive allure, et l’élève ne ressentant plus la peur à l’intérieur de son corps… Chams laissait pendre son bras à la portière, que le vent rabattait légèrement, sa main surfant comme sur une vague d’air… Les arbres prenaient la couleur de chaque saison, et le soleil il le connaissait dans toutes ses positions bien qu’il ne fût jamais le même, d’intensité ou de luminosité différente… à l’instar des routes qui paraissaient toujours les mêmes et qui étaient en réalité à chaque instant différentes. Le seul avantage d’être enseignant de la conduite dans le Sud Est de la France, c’est qu’une fois sorti de l’agglomération, c'est la campagne, la même lumière et le même bleu du ciel que chérissaient Alphonse Daudet, Marcel Pagnol ou Colette… Chams aimait bien rouler quand le ciel dégagé inondait de sa lumière champs et vergers, car il se croyait en vacances : les campings et les touristes à tout bout de champs, et les péniches de part et d’autres du Rhône… Par contre, quand il pleuvait où quand il gelait, il ressentait la tristesse et la désolation de la nature…

Mais comme souvent sur le périphérique, comme un poisson dans l’eau, il guidait son élève qui se faufilait entre les véhicules, et lui, gardant la tête tournée vers la portière pour laisser l’air lui caresser le visage, pris dans le vertige des virages comme la terre en perpétuelle rotation ; il aimait ressentir les accélérations comme une montée d’adrénaline ; puis une fois arrivé en agglomération, rouler le long du trottoir et regarder le goudron, le ciment et les visages impersonnels des passants, parfois ceux de touristes chinois ou de jolies étudiantes à la sortie des remparts, et le soleil au zénith, et l’air frais n’arrivant pas à dissiper l’espèce de sommeil qui pesait sur ses épaules… Attention au micro-sommeil !... La torpeur… La moiteur… Le dos qui collait sur le siège… Malgré le bruit du moteur, du périf, des klaxons, Chams était comme sous perfusion, sur le bloc opératoire… Bientôt l’intervention… N’attendant plus que la mort, le krach pour en finir… Les seules moments où il gardait toute sa concentration et son esprit, c’était lorsqu’une charmante demoiselle lui ouvrait l’appétit : seulement alors, ses sens restaient éveillés comme un paysan des Andes qui aurait mâché de la feuille de Coca… Avec Lay (Lî-en Nguyen), cela avait atteint les proportions de l’héroïne… Une seule prise fatale, c’était foutu… Il n’en dormait plus le jour et la nuit… Exotisme et dépaysement assuré : avec elle, il était sur les rives du Mékong entouré de rizières, comme écoutant un célèbre poème vietnamien.

 

Temps de la pure clarté[2] (Thanh Minh)

Ondoiement des riz turquoise

Sous le frisson de la brise

Romance des feuilles d’eucalyptus-citron

Par le soleil illuminées

L’ancienne dette d’amour[3], les cactus

La paient avec des fleurs rouges

Par trois fois, les baguettes d’encens

Ont refusé de s’allumer[4]

Ton âme est ici ou ailleurs

Ferait-elle la tombe buissonnière ?

 

Et les mauvais jours, c’était lorsqu’il répétait inlassablement en variant les approches pédagogiques afin que les pauvres élèves qui en étaient à plus de 50 heures y arrivent aussi !... Un travail long et laborieux, comme une séance de rééducation : plus les élèves étaient âgés et plus les capacités psychomotrices étaient réduites, lourdeur des membres, manque de réflexe et de souplesse, difficultés de compréhension et d’assimilation, parfois même, difficultés de communication et de langue… Les élèves étaient de toutes nationalités, des primo-arrivants jusqu’aux naturalisés parlant difficilement le français. Le maximum qu’il avait eu, c’était une élève qui avait fait plus de 150 heures de conduite avec lui (sans compter les 200 heures qu’elle avait faite dans différentes auto-écoles) : pourquoi ? Parce que mademoiselle n’aimait pas porter ses lunettes et que les lentilles ne corrigeaient que très faiblement sa vue : astigmate et hyper-myopie, lunettes à triples foyers !… Coquetterie féminine oblige… Elle préférait rater son permis et passer à ras des obstacles, donnant à son enseignant et à l’examinateur des pulsations cardiaques et des frayeurs garanties, plutôt que de porter sa monture oculaire !… Même la loi Macron ne pouvait rien faire contre cela ! A ces moments, Chams ressentait non plus la route comme un long fleuve tranquille, mais comme une bête en furie, un serpent prêt à mordre à chaque instant…

Cependant, à ces moments-là, il pouvait percevoir le moindre insecte ou le moindre animal sur la chaussée, le moindre craquement de branche, froissement de feuilles, comme s’il avait emprise sur le temps…

Et pourtant, ce jour-là jamais le volant n’avait été aussi dur, les mains moites de l’élève aussi crispées… Et le pied aussi lourd sur le frein : risque de se faire percuter par derrière à tout instant… Les rues raisonnaient comme d’habitude du bruit de la ville, de la voix des passants, des bruits de moteurs, des cyclomoteurs, des klaxons, des télévisions qui hurlaient des snacks et autres bars, mais avec plus d’acuité qu’à l’accoutumé… Les vibrations du moteur, l’odeur et la chaleur des gaz d’échappement exacerbaient toute la fatigue qu’il avait accumulée en lui… Chams vit le reflet de la voiture et de son visage dans les vitrines des boutiques longeant le périphérique et les remparts, son bras flottant au gré du mistral comme un drapeau, la roue le long de la ligne qui défila comme un train fou… Puis tout à coup, à nouveau, ce nœud revint dans le ventre de l’élève tendue, asséchant sa gorge et rafraichissant ses yeux. La rue n’était pas vide, et l’allure du véhicule non adaptée, Chams freina imperceptiblement et progressivement, et prit le volant comme pour calmer l’animal de ses 90 chevaux lancés… L’angoisse de cette jolie blonde fut si forte, qu’elle aurait voulu s’arrêter, s’allonger n’importe où, par terre, dans un coin du mur, être à la place des passants… Le soleil continuait toujours à envoyer ses rayons en ziguezagues, comme indifférent… déformant le paysage comme un tableau de Van Gogh… avec ces rayons lumineux pourtant d’habitude si apaisants… Mais rien n’arrêta le film… Le feu passa au jaune et l’élève par réflexe appuya comme une dératée sur le frein… Elle n’entendit pas son enseignant crier : « Non, c’est trop tard ! Roule ! »… L’élève ferma les yeux, elle savoura les quelques dixièmes de secondes d’accalmie et la blancheur de l’après-midi, avec le grand fleuve de goudron noir qui coulait sous les roues de la voiture… jusqu’à bientôt piler… L’élève serra bien fort ses lèvres, pour ne pas laisser échapper de cris… Les autres, les passants, ceux qui regardaient embusqués derrière leur volets, les panneaux de publicité, et les touristes chinois derrière leur chapeau, leurs lunettes de soleil, leurs appareils photos, elle les détesta si fort de ne pas être à sa place et d’imaginer leur sourire moqueur… Ce qui fut terrible surtout, était le fait que les gens étaient comme dans l’attente de quelque chose… Peut-être n’était-ce qu’une impression… le sourire mi- amusé, mi- crispé, comment savoir ?... Les pneus freinèrent en hurlant comme un déchirement de l’âme, puis un voile jaune recouvrit leurs yeux… Le choc, comme s’ils furent en apnée… Projetés sur une dizaine de mètres, des éclats de verres de la lunette arrière disséminés un peu partout…

Puis, quelques secondes plus tard comme une éternité, ils reprirent leurs esprits, le bruit interminable de tôle froissée avait enfin cessé, bien que son écho resta et restera marqué durant des heures, durant des jours, durant des mois, durant des années... à l’instar de l’élève en larme et sous le choc, Chams tremblait de tous ses membres comme une feuille à l’orée de l’automne : « ça va ? T’as mal nulle part ? Parce que sinon j’appelle les pompiers. Tu es sûr, ça va ? », balbutia Chams encore choqué. L’élève opina de la tête que tout allait bien, s’excusant d’avoir causé un accident et s’inquiétant de qui allait prendre les frais de réparation en charge. Chams la rassura que ça faisait partie des risques du métier et que tout était couvert par l’assurance, et elle se mit alors à pleurer de soulagement.

 Chams se souvint de tous ses accidents comme des marques et des stigmates faits au fer rouge ; et en même temps de toutes ces jeunes demoiselles et le perpétuel jeu de la séduction, de tous ces sous-entendus, de toutes ces interprétations, peut-être n’était-ce le plus souvent que le fruit de son imagination ? Toutefois, tel le toréro il se voyait comme au milieu de l’arène à risquer sa vie, tant qu’il esquivait les coups du taureau, ce n’était qu’un délai de plus… Toujours plus vite, toujours plus fort, telle la locomotive de Jacques Lantier dans La bête humaine. Certes, on l’avait toujours payé au lance pierre, peut-être que la récompense pour sa prime de risque ne pouvait être qu’en nature ? Quoi de mieux que de la jeune demoiselle, à la peau douce et fraîche, avant que ne vienne la mort.

Déjà lorsque Chams était salarié chez les Francky, il ne pouvait pas prendre d’arrêt de travail car il ne percevait déjà qu’un salaire de misère, et il y avait les factures et tous les frais à payer et la charge de ses enfants. Et là à son compte, chaque jour d’arrêt était une journée en moins d’entrée d’argent : la servitude volontaire disait La Boétie.

Ce soir-là après l’accident, un soir parmi tant d’autres, ce moment le plus attendu de la journée, Chams se mit à réfléchir, étendu sur son lit, laissant le flot d’inspiration le traverser, comme un Che Guevara œuvrant pour la Revolutione !_ non pas de chair et d’os en treillis et armé jusqu’aux dents, mais d’éther et de pets, vêtu d’un pyjama à rayures bleues et refaisant le monde à l’envie, comme un chat jouant dans le vide qui imagine des souris, les yeux fixés au plafond_ se grattant parfois le pubis.

Il préféra faire le vide, oublier la situation critique dans laquelle était son couple. La rupture proche. Penser à autre chose, à son futur roman. S’inspirer de ce qu’il vivait, de ce qu’il ressentait, après tout, c’est ce que font quasiment tous les écrivains.

Puis, Chams se mit à feuilleter un de ses innombrables livres, L’homme sans qualité de Robert Musil, pour oublier ces interminables heures qu’il avait dû subir dans la journée souffrant de la réverbération du tableau de bord et des agressions du trafic, et il tomba sur ce passage prophétique qu’il lut et relut plusieurs fois :

« On serait tenté de croire que nous avons à chaque minute le commencement en main, et que nous devrions tirer des plans pour l’humanité » _ Chams fut saisi à nouveau par cette effrayante prophétie, quelques lignes plus loin_ « C’est la chose qui nous a en main. Jour et nuit, on voyage en elle, et l’on fait bien d’autres : on s’y rase, on y mange, on y aime, on y lit des livres, on y exerce sa profession comme si les quatre murs étaient immobiles, mais l’inquiétant, c’est que les murs bougent sans qu’on s’en aperçoive et qu’ils projettent leurs rails en avant d’eux-mêmes comme de longs fils qui se recourbent en tâtonnant, sans qu’on sache jamais où ils vont. Et par-dessus le marché, on voudrait encore si possible, être l’une des forces qui détermine le train du temps ! Voilà un rôle bien équivoque, et il arrive que le paysage, si l’on regarde au-dehors après un intervalle suffisant, ait changé ; ce qui file devant nos yeux file parce qu’il n’en peut être autrement ; mais, si résigné que l’on soit, on ne peut faire qu’un sentiment désagréable ne prenne de plus en plus de force, comme si l’on avait dépassé le but ou que l’on se fût trompé de voie. Un beau jour, en tempête, un besoin vous envahit : descendre ! sauter du train ! Nostalgie d’être arrêté, de ne pas se développer, de rester immobile ou de revenir au point qui précédait le mauvais embranchement ! »

Cela lui fit penser aussi à Charles Dickens avec son fameux conte, L’Embranchement de Mugby, l’homme à la croisée des chemins et de son destin, ayant toujours la possibilité de choisir ! Il repensa encore et encore à ce mot comme une obsession : « la chose » dans laquelle il y passait ses journées entières à y apprendre à conduire, « véritable cercueil roulant ! » comme il aimait à le répéter inlassablement, suite aux accrochages et aux accidents qui arrivaient parfois à l’improviste comme une tornade ou un éboulement, comme une fatalité : la mort toujours présente dans son esprit ; le choc toujours aussi rude et les cervicales meurtries ; et le patron autrefois et maintenant ses collègues avec qui il s’était associé de demander à chaque fois « Qu’est-ce qu’elle a eu la voiture ? »… Il pouvait mourir, la machine avait plus d’importance que lui !… Déjà pour son ex-patron c’était la perte en termes de réparation et en termes d’effectif si le salarié se met en accident de travail… Et pour ses associés et lui-même, c’était des coûts supplémentaires si la faute lui était imputable. Et c’est à ce moment-là, qu’il maudissait le plus ce foutu métier et sa condition de marionnette dans ce système qui broie inlassablement jour après jour le peu de dignité qui lui restait. « Gloire à la vitesse ! Gloire à la machine ! Gloire au progrès ! Gloire à la croissance ! Gloire au fric ! Et nous on peut crever ! », Pensa Chams avec rage, étendu sur son lit. Pour oublier, il se mit à penser à Lî-en Nguyen, à ses doux baisers, et s'endormit, transporté sur les rives du Mékong. 


[1] REMC : nouveau Référenciel d’éducation à la Mobilité Citoyenne qui a remplacé le PNF (Programme National de Formation).

[2] Au printemps, temps pour la visite des tombeaux.

[3] Conception bouddhiste (le karma). Dette de la vie antérieure.

[4] Lorsque l’âme du mort ne répond pas à l’invitation des vivants.

 

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