Me perdre… pour mieux me (te) retrouver

 

Je m'avise, à raconter les années de ma jeunesse,

des trous singuliers de ma mémoire,

ou du moins de la construction que ma mémoire en élabore.

Je raconte ma vie comme on fait les rêves au réveil.

Louis Aragon, Blanche ou l’oubli, éd. Folio.

 

Il m’est arrivé souvent dans ma vie de me perdre, et même encore aujourd’hui dans les hypermarchés, dans les rues de la ville, même avec une carte, même avec un GPS… Je ne dois mon salut qu’à l’existence des panneaux, des enseignes, et la possibilité de déchiffrer ceux-ci… Mais avant d’avoir appris à lire, c’était bien pire.

Aussi loin que je me rappelle, la première fois, c’était dans la vieille médina. Ma grand-mère me tenait la main. C’était dans le souk, les gens me faisaient l’effet d’être des buildings, et les cris des vendeurs, les boutiques pleines à craquer, et les jambes et les pieds de géants, et moi saisi d’effroi… ma grand-mère me paraissait de plus en plus éloignée, elle m’avait lâché, je ne voyais plus que son fichu qui flottait entre les gens, comme happé dans un tourbillon ; prise dans la discussion avec ma mère sur le prix d’une étoffe, ou d’un bijou en argent, je ne me souviens plus très bien. Et moi ballotté d’une jambe à l’autre, rebondissant de chaque côté, je commençais à crier : « Mouima ! Mouima (Mamie) ! Nana ! Nana Rahma (Mamie Rahma) ! ». Je ne pouvais croire qu’elle m’eût abandonné, ce n’était pas possible. Et mes yeux pleins de larmes, et mes mains si petites, attirèrent l’attention de quelques adultes. Ils me ramenèrent au poste de police le plus proche. Et là, devant ma mine de Facançi (vacancier) et de petit Françawi (français), les agents de police qui avaient plus l’air de militaires de la gendarmerie royale, me demandèrent en arabe : « Malk tabki ? » (Pourquoi pleures-tu ?)… Et moi de répondre : « Mouima talqatni » (Ma grand-mère m’a lâché). Et de me demander : « Wine Taskoune ? » (Où habites-tu ?), et moi de répondre en pleurs, « Fi frança, hada l’Autoroute ! » (En France, à côté de l’Autoroute). Et une hilarité générale et incontrôlable éclata autour de moi, ce qui m’effraya davantage. Dès lors, à tour de rôle, du plus petit au plus haut gradé, ils me reposèrent la même question. Et invariablement, je donnais la même réponse. Leurs yeux attendris, et leurs mains bienveillantes, me caressant mes cheveux soyeux et délicats, m’indiquaient toutefois qu’ils n’étaient pas méchants ou moqueurs, mais je ne le comprenais pas. Ils me regardaient comme ces tantes et ces oncles hypnotisés et accrochés à la moindre de mes paroles, rajoutant après chaque soupir « Chahal Zouiwine ! » (Combien il est mignon !). Il est clair que j’avais apporté une pause récréative à ces agents de la gendarmerie royale dans cette minuscule caserne, aménagée en poste de surveillance. Mais que surveillaient-ils au juste ? Ils avaient l’air incapable de retrouver ma grand-mère et ma mère, pensais-je, sinon rire à gorge déployée. Peut-être se moquaient-ils de moi ? Peut-être était-ce les signes de mon talent caché de comédien ? Heureusement pour moi, cette attente ne fut que de courte durée, même si sur le moment j’étais persuadé d’avoir perdu mes parents pour toujours. Ils retrouvèrent ma grand-mère et ma mère qui étaient inquiètes, voire au bord des larmes, au milieu de la foule, à me chercher désespérément… Ah quel souvenir !

 

Il y avait aussi ce weekend chez des amis de Saint-Etienne. Driss et Drissia, fallait trouver un couple avec le même prénom, au masculin et au féminin. Driss était un grand homme noir de peau et marocain, et sa femme une petite blanche, marocaine aussi. Mon père m’apprit par la suite qu’ils divorcèrent quelques années plus tard. Mon père d’origine rifaine avait sa théorie raciste sur les Sahraoui ou Kouhal (noirs), il disait que leur mariage avec les blanches ne réussissaient pas parce qu’ils étaient complexés. Bref, c’étaient les certitudes foireuses de mon père, comme si son mariage à lui était l’incarnation de l’exemplarité. Il était plus proche d’un Arturo Bandini[1], homme volage ou infidèle. Dans la maison de ce gentil couple résidait une odeur d’humidité et de moisissure, mais cela ne les empêchait pas d’être joyeux et de parler fort en arabe, et de se souvenir du bled avec le parfum de la menthe et la théière toujours en ébullition et son jet de liquide jaune comme de l’or fondu, et ces verres brûlant et mousseux, la quintessence de l'hospitalité, en somme l’équivalent de la madeleine de Proust. Et les cabinets à la façon turque étaient si loin à l’extérieur sur chaque palier du bâtiment, vieil immeuble du centre-ville, j'avais à chaque fois peur d'y aller tout seul, peur de tomber dans le trou peut-être. De la balustrade Saint-Etienne me paraissait telle une jungle inconnue. Une jungle faite de pierres noires, de béton gris, de bois vermoulu, de toits aux tuiles édentées, et de ferraille rouillée. Peut-être était-ce les bennes au pied de la résidence qui accentuaient cet effet de dépotoir. Le tramway passait non loin de là et l’on pouvait entendre le tintement de la clochette lorsqu’il avertissait de son passage. Les feuilles des arbres tombaient doucement, et l’on jouait à les attraper. On faisait des courses d’escargots ou de limaces, jusqu’à un moment où l’ennui et la curiosité commençaient à nous titiller. J’étais le plus âgé et la tentation d’aller faire un tour en ville était grande, d’autant plus que sur le petit écran Tom Sawyer et Huckleberry Finn nous avaient montrés qu’il existait des trésors cachés dans des endroits inconnus. Et c’est alors que je proposai à notre petit groupe de cousins d’aller dans ces zones sombres et mystérieuses. Ils n’étaient pas très enthousiastes, mais je leur garantissais comme à chaque fois même s'ils étaient à peine convaincus que nous ne nous perdrions pas, et que je saurais retrouver le chemin. Ce qui devait être au début une petite expédition, se transforma bientôt en un long et périlleux voyage. La ville résonnait de différents bruits étranges selon les quartiers. Ça et là des entrepôts, des usines, des commerces, des bars, et tout ce monde avec ses habitudes, ses gestes, ses discussions, ses rires, ses codes, et toute cette société résistante face au Léviathan ou l'état providence dont ne reste de providence qu'un souvenir bouffé par la Finance et ses mots comme un vent de misère: austérité, réforme, restructuration, privatisation, délocalisation... menaçant et laissant sur le pavé tous ces gens héritiers de Germinal issus d’une tradition d’ouvriers, de boutiquiers, toutes couches sociales confondues, et notre petit groupe partant comme des éclaireurs sur le front de la vie, perpétuelle jungle, hélas disparition de la lutte des classes, comme la disparition de la biodiversité; et je sentais ma ville immense et mugissante, bourdonnante, et rugissante avec ses cheminées dans le ciel, et ses fumées qui ajoutaient plus de mystère et de noirceur à cette fière cité industrielle et minière. Mon esprit d’enfant n’était pas loin d’imaginer l’apparition de géants, de types louches à la sortie des bistrots avec ce nez rouge veineux, et ces corps titubants éructant la détresse et la rage contre la condition humaine. Et ces prostituées qui riaient de façon indécente. Moi dont la mère ne faisait jamais entendre le son de sa voix surtout lorsqu’il y avait des hommes, masse impersonnelle d’inconnus, que je voyais en veston gris et à la mine lugubre. C’était donc ça la vie ? Ce tableau nous fascinait et nous captivait. Ajouter à cela, ces vieux souvenirs de Jean Gabin en noir et blanc, ces films d’époque où se mêlait le tragique au sérieux. Oh non ! Je n’avais pas envie de devenir grand. Je voulais rester comme Tom Sawyer. Et puis dans ce labyrinthe de rues, d’impasses, de passages étroits, de passages cloutés, de trottoirs, de rails de tram, encore une fois je m’étais perdu, et avec moi mes cousins qui se tenaient par la main comme dans un manège inquiétant, hanté de fantômes et de vampires.

Puis, voyant bien que je m’étais perdu, moi le plus âgé qui devait leur montrer la voie, tel un moïse guidant son peuple, sans la barbe blanche et sans le bâton et sans les tables de la Loi ; ils décidèrent de reprendre leur chemin, et cela était parti d’un pari, qui retournerait le premier chez Driss et Drissia. Pari tenu, ils y arrivèrent et retournèrent sans moi, et les parents de demander : « Win Khilitou Chams ? » (Où aviez-vous laissé Chams ?). Mais ils ne surent quoi répondre, et à vrai dire, c’était plutôt moi qui les avais quittés.  Pendant ce temps je traînais sur le pavé tel un chien errant, tournant et retournant dans les mêmes rues, j’étais vraiment perdu. Les gouttes de pluie me transperçaient maintenant comme un rappel à ma solitude. Et je me mis alors à m’inquiéter, à gémir doucement comme ces femmes qui ont perdu un tendre mari, perdu dans la mer, ou dans la guerre, ou à l’étranger. La peur de l’étranger ne vient-elle d’ailleurs pas de là ? Je me souviens de ce type qui m’avait recueilli, et je lui parlais de mon père Mouloud qui était venu en tant qu’immigré et qu’il connaissait un tel et un tel lorsqu’il avait habité au foyer. Et le type de m’énumérer les noms de tous ceux qu’ils connaissaient, et cela ne me disait rien. J’étais chez lui, un petit appartement au rez-de-chaussée, et la pluie continuait à tomber. A la grisaille de ma ville s’ajoutait ma peine, cette fois-ci j’étais persuadé de ne plus jamais retrouver mes parents. Et puis le type ne sachant que faire après m’avoir recouvert d’un drap chaud, et donné à boire un mauvais nescafé genre de truc soluble dans de l’eau chaude, un goût dégueulasse, mais j’avais peur de refuser comme Tom Sawyer face à Joe l’indien. On sait jamais, je me disais. Et puis, comme il avait un rendez-vous et qu’il était pressé, il m’a laissé à nouveau livré à moi-même. Et cette fois-ci je pleurais de plus en plus fort, jusqu’à tomber à nouveau sur une caserne militaire. J’avais l’habitude. J’avais tapé sur la porte et je leur ai dit que je m’étais perdu, mais je ne connaissais toujours pas mon adresse, et encore moins celle de Driss et Drissia. Encore une fois j’étais impressionné par leur uniforme, et par les engins dans l’entrepôt, Jeeps, camions militaires. Ils me mirent entre les mains de gendarmes, et dans leur quatrelle bleue (Renault 4) assis à l’arrière sans ceinture, elle n’était pas encore obligatoire à l’époque, je me souviens du skï simili cuir noir du siège arrière, et les portes creuses sans garnitures. Et les types fumaient et avec leur grosse voix me demandaient, « C’est là ? Ça te dit quelque chose ? Plutôt par là ? ». Et moi invariablement je tournais la tête pour indiquer NON.

Au bout d’une demi-heure enfin, je reconnus l’immeuble qui était situé de l’autre côté du périphérique, ce fut enfin la délivrance. Arrivé là-bas, mes parents étaient partis, ne restait plus que le couple chez eux. On n’avait pas le téléphone, mais les gendarmes dévoués et serviables étaient prêts à partir avec Driss chez mes parents pour les avertir. Et le soir, tout le monde était à nouveau réuni dans un soulagement général, et moi blotti dans les couvertures n’attendait plus que la dérouille parental. Mais mon père n’en fit rien. Il m’adressa un baiser sur le front avec sa grosse moustache et l’odeur du tabac, et d’un rire franc il murmura « Sacré Tom Sawyer ! » et à la cantonade il ricana, « Wouldi hab iwouli Tom Sawyer ! »  (Mon fils désir devenir Tom Sawyer). D’autant plus qu’une semaine auparavant on avait mes cousins et moi récupéré des planches et des clous dans le chantier de construction à côté de chez nous, et qu’on avait dans ce qu’on appelait le bois de Chavane repris le relais des plus grands de la cité, à reconstruire les échelles et le plancher qu’ils avaient fabriqué quelques années auparavant, au cœur des platanes et autres chaînes imposants et qui dans un murmure de feuillage se balançaient légèrement tels des navires face au vent. Et l’on voyait de là-haut la cour toute petite, et les fenêtres de nos appartements tels des maquettes en carton, et l’on riait de joie, et ce sentiment de liberté ! Ah l’insouciance de la jeunesse ! 

Oui me perdre, me perdre, me perdre, me perdre, encore et encore... me perdre au milieu d'une foule de pacifiste... marche pour la paix, pour l'égalité, pour la fraternité, pour la dignité, la justice, les droits humains... me perdre au milieu du désert... me perdre au milieu d'un champ... me perdre en pleine montagne... me perdre au milieu de l'océan... me perdre, et perdre tous mes repères un laps de temps...  comme dans le château de la M. lors des hadras (cercles soufis) à sauter en rythme dans l’obscurité du majliss (de l’assemblée) à coup de  Allah, Allah, Allah, Allah, Allah, Ah, Ah Aha Ah Aha Ah Aha, Ah Aha Ah Aha Ah Aha Ah Aha tourbillon de derviches tourneurs rythmé à coup de percussions et d'incantations de la Burda (Chant du manteau), se perdre dans les élans mystiques, état de transe, perte de repère, jusqu’au Barzakh (la limite) entre le monde des vivants et des esprits… comme sous le dôme d'une mosquée ou de ses palais d'art islamique avec leurs mille arabesques, entrelacs de calligraphies, répétition des motifs à l'infini... goût du paradis, comme dans les bras d’une femme, ivre d’amour. Toutes ces maîtresses, tous ces baisers, toute cette jouissance. Rechercher perpétuellement l'amour comme Qays surnommé le fou (Majnun) de Leïla bien avant Roméo et Juliette. Ivre comme dans ces soirées arrosées, sous l’emprise du vin, de ces effluves épicées, et ce décorum de style maghrébin, et syrien, dépaysement assuré. Chichas et mondes inconnus que le petit frileux franchouillard regarde comme je regardais autrefois ce que je ne connaissais pas, entre terreur et fascination. Tout cela parce qu’ils ne savent pas déchiffrer, ne savent pas lire, Lost in Translation. Allez faire Erasmus ! Allez faire des études à l’étranger ! Sortez de vos nids douillets qui sentent les vieilles habitudes, et les certitudes identitaires ! Touchez l'autre, aimez l'autre! Et tous ces mariages mixtes et ces familles crispées un peu au début, poids de lieux communs et de préjugés. Lisez l'Orientalisme d'Edward Saïd, décentrez-vous! J’exhorte par expérience, ma vie n'est qu'un incessant aller retour entre Orient et Occident. Ma richesse est d'être d'ici et d'ailleurs, du moins culturellement parlant. Comme dans le film Avatar, où l'on découvre ce monde étrange et étranger.

Oui me perdre pour mieux me retrouver, être comme Yoshe le fou[2] à la fois de ce monde et à la fois du monde des errants, citoyen du monde, comprendre la complexité, la beauté, la folie, l’universalité de ce qui nous entoure. Mais pour cela avoir les codes, savoir déchiffrer, et réaliser que le cœur humain est le même, tout comme ceux qui savent se perdre pour mieux se retrouver. Et comprendre que nous ne faisons qu’une seule et même humanité, et se rappeler que nous avons le même sang qui coule dans nos veines. 

Oui me perdre... Pour mieux te retrouver. Et encore une fois aimer, aimer, aimer, aimer, aimer... jusqu'à ne plus en finir d'aimer. Toujours aimer. Enfin t'aimer. Et que nos matins soient Tous les matins du monde[3].

 

ZAHRA DJAM.

 

 

 

[1] John Fante, Bandini, éd. 10/18.

[2] Israël Joshua Singer, Yoshe le fou, éd. Poche.

[3] Pascal Quignard, Tous les matins du monde, éd. Folio.

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