Lettre à ma mère

 

Très chère maman,

 

Je crois que c’est la première lettre que je t’écris même si tu ne sais ni lire et ni écrire. Peut-être que je n’arriverai pas à te le dire de vive voix, même si je te l’ai déjà dit, combien je t’aime. Trop de pudeur mal placée dans notre éducation et je réalise que cela relève plus de la bigoterie et d’un puritanisme absurdes que d'un réel et naturel sentiment de respect.

 Maman tu es la première femme qui m’ait tenue dans ses bras, dont j’ai tété le sein et goûté les baisers et les caresses. Ta voix, ton odeur, tes frôlements de pas, je les connaissais avant même ma venue au monde. Et quand tu étais sur le seuil de la porte à me sourire, mon cœur battait la chamade. Tu es celle que je voyais ou que j’essayais d’entrevoir à travers toutes celles que j’ai aimées, souvent mal aimées. Comme dit Romain Gary dans la promesse de l’Aube, on ne peut retrouver exactement cet amour originel et inconditionnel que nous a donné notre mère.

 Papa et toi je vous mettais sur un piédestal comme des dieux au-delà des nuées. Et la colère de papa comme celle de Zeus faisait trembler tout le monde, surtout quand il revenait de l’usine. Et je te voyais toute pétrifiée dans ton tablier autour de la taille, avec tes avant-bras brûlés par le fourneau. Ce fameux fourneau de marque Indesit, et tout cet électroménager qui faisait de toi la parfaite femme au foyer. Oui tu nous as transmis cette culture de la crainte et nous avions grandi dans ce climat familial de tension, de violence et de peur. Comment pouvais-je savoir que cela n’était pas quelque chose de normal ? Jamais tu ne protestais, jamais tu ne te plaignais, toi-même tu nous disais que c’était comme ça, que c’était notre père, et que ça se passait pareil chez toutes les familles maghrébines…

Et ce père combien de fois je l’ai détesté, haï, parce qu’il te criait dessus, et parce qu’il me (nous) frappait. Oui j’étais un enfant battu, mais cela vous (me) paraissait normal, parce que lui-même avait été éduqué comme cela. C'est pour ton bien me disiez-vous, pour faire de toi un enfant bien éduqué. Sage, trop sage, à tel point que chaque tentative de rébellion était réprimée, et qu'aujourd'hui mon Surmoi ne cesse d'écraser mon ça. Je ne veux pas faire de la psychanalyse de bas étage. Je me souviens de mon maître d'école qui avait demandé à mon père de me prendre un rendez-vous chez le psy, et mon père en colère il a dit que je n'étais pas fou. Mais en réalité c'est lui qui en avait besoin. Je pense que mon instituteur l'avait compris.

Et tu avais fait de papa ton dieu, parce que tu ne savais ni lire et ni écrire, alors que lui oui. Même si tu avais essayé de faire des séances d’alphabétisation avec tes copines via des plans organisés par des associations ou autres centres de formations, mais ça finissait en rigolades. C’était pour vous un moment de détente, de respiration, et parfois de confidences entre femmes, j’imagine. Pourtant, à cette époque les mouvements féministes battaient leur plein. Et parmi vous certaines se sont émancipées, elles ont appris à lire et à écrire et même à travailler. Elles ont demandé le divorce, ce que tu n’as jamais eu la force de faire. D’ailleurs, ce n’est que bien plus tard en lisant Fatima Mernissi, Mahomet ou le harem politique, que j’ai compris que les hommes avaient confisqué de la mémoire collective musulmane l’importance et le rôle capital qu’avaient joué les femmes dans la genèse de l’Islam.

 Tu avais l’impression que papa était le centre de l’univers, parce qu’on t’avait éduqué dans cette vision patriarcale et éculée liée au système d’organisation des tribus berbères. Et nous étions sous son joug tyrannique, celui d’un enfant capricieux dans un corps d’adulte. En ayant fait des études universitaires j'ai compris combien les lieux communs sur le savoir islamique étaient aussi bien instrumentalisés par la société maghrébine que par les médias et souvent par des hommes à des fins politiques, de domination. 

Oh ! Devant les gens papa paraissait comme un homme tout à fait charmant et intelligent, à la tête d’une famille heureuse et idéale. Oui, nous étions heureux dans un certain sens, mais c’était quand il n’était pas là, ou quand nous recevions des invités et qu’il devenait comme un tout autre homme, pas celui qui me frappait à coups de règle en fer (triste héritage de son enfance et de son école coranique), de ceinture, de gifles, et à coups de poings ; celui qui pouvait sous le coup de la colère renverser une table, une chaise, et devenir comme ce monstre vert que j'aimais beaucoup, Hulk. Parce que les super héros deviennent souvent en colère pour de bonnes raisons. Non, mon père, devant les invités et les gens, jouait à ces acteurs de cinéma plein d’esprit et le sourire charmeur, façon Jean-Paul Belmondo ou James Bond.

Oh! C'était l'époque qui voulait cela, des hommes durs qui roulent les mécaniques. Ce qu'on appelait encore le chef de famille. Pas comme aujourd'hui où les rapports sont plus démocratiques, l'égalité des sexes dit-on. Mais en réalité pour les hommes de pouvoir ou riches, rien a changé. C'est un autre débat.

Sauf que cette violence est restée comme une empreinte, un ADN enfouit en moi. D'ailleurs, c'est dans la pornographie que j'ai retrouvé son équivalent, ce sentiment de culpabilité mêlé à de l'excitation. Et il m’arrive parfois de mimer l’autoritarisme du père et de devenir ce monstre que je déteste ; plein de ressentiments liés à mes échecs, à cette culture de la résignation, du défaitisme, de la plainte, de la victimisation: toujours à pointer les autres, sans jamais me remettre en question.

De plus, tu avais fait de nous, mes frères et moi-même comme des rois les pieds en éventail, habitués à être servis par des femmes. Cela ne nous a pas rendu service. J'aurais pu être de cette espèce d'hommes ringards, imbus d'eux-mêmes, machistes, sexistes, misogynes... Mais je déteste toute autorité injuste et tout point de vue fixé et figé dans les limbes de l'inconscient primaire, comme une tautologie me disant "c'est comme ça un point c'est tout" et surtout quand il s'agit de justifier les inégalités et les injustices. Je déteste la fatalité. C'est mon côté anti (anti-dogmatique, anticlérical, anti-impérialiste, anti-patriotique, anti-nationaliste, antiraciste, antisexiste, etc.), un peu libertaire et anarchiste sur les bords, le tout mâtiné toutefois de résidus conservateurs sur la notion de vérité, de sincérité et de fidélité. C'est mon côté vieux jeu.

Maman je ne t’en veux pas, même s’il m’est arrivé de le ressentir parfois, parce que je réalise que ces chaînes de la servitude volontaire sont avant tout psychologiques et liées à une éducation qui n’est qu’une construction sociale, un rapport de domination, ceux-là mêmes que les chantres de la Mission Civilisatrice n’ont cessé de nous asséner afin d’instrumentaliser les uns et les autres pour justifier leur interventionnisme et leur ton paternaliste, au nom de droits de l'Homme dont ils sont les premiers à bafouer les principes, tout ça en réalité pour leurs intérêts. Ces autres pères que je déteste aussi et qui se regroupent entre eux dans des assemblées au nom de la Nation, et autres organisations (Conseil de l'Europe, L'ONU...). Ce monstre froid comme disait Nietzsche. Avec toutes les casseroles qui leurs pendent aux pieds, on voit très bien à quoi ils ont réduit leurs idéaux.

Mais comment peux-tu comprendre cela ? Il est difficile, j’en conviens, de briser ses chaînes, encore faut-il réaliser que ce sont des chaînes. Difficile lorsque le conditionnement a été fait dès le plus jeune âge. Je t'expliquerais l'allégorie de la caverne de Platon.

Et moi-même, du haut de mes quarante-six ans, je commence tout juste à naître, à sortir de ma coquille, à me libérer. Vous m’aviez vendu le mariage clé en main, comme un roman à l'eau de rose, alors que je ne savais même pas ce que c’était: beaucoup de responsabilité, d'éducation... Et l’amour, n’en parlons même pas ! Qui pouvait me donner l’exemple ? C'était un échec programmé. Oui ma (ex) femme connaît ses droits et n'est pas prête, et ne veut pas, et ne doit surtout pas accepter de tels sacrifices appelés devoirs, ceux que tu as fait au nom d'un idéal de maintien du mariage, de la culpabilité, et de la peur du quand dira-t-on des gens. Le dieu social érigé en dieu tout puissant, voilà où réside votre erreur fondamentale.

C’est pour cela qu’à travers le dessin, la musique, le cinéma, la littérature, je n’ai cessé de m’évader et de rêver à défaut de bonheur, afin de me réaliser, de m'exprimer, d'être moi. Oui le paradis existe, mais ce sont les humains qui fabriquent l’enfer de leurs propres mains. Il y a beaucoup de manipulation, de mensonges, de démagogie, pour assouvir la soif de pouvoir via la corruption. Corruption des corps, et plus grave encore celle des âmes. Et faire croire que telle est notre humaine condition. Montaigne avait raison, mais qui s'intéresse à Montaigne aujourd’hui ?

Bref, maman je ne voulais pas t’assommer avec tout ça, je sais tu n’aimes pas que l’on dise les choses réelles. C'est pour cela je pense à toutes ces femmes qui souffrent en silence, de même que tous ces hommes broyés par le système, et cette mythologie du surhomme qui a oublié qu'il avait une mère. Et sa première mère qui n'est autre que Mère Nature.

C’est pour cela que tu es restée une enfant dans un corps d’adulte. Et à chaque fois que je te vois, je vois cette enfant qu'en définitif tu es restée, avec tes dessins et ton écriture maladroites quand tu dessines les poules de ton enfance et que tu essaie d'écrire ton prénom, à me raconter tes rêves simples  d'une fille de la campagne. Et si tu savais comme j’ai envie de te serrer fort dans mes bras.

 

Je t’aime maman.

 

Zahra Djam.

 

 

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