Occasion manquée…

 

Plus jeune j’avais des érections intempestives qui pouvaient se manifester à tout moment, au milieu de la foule ou dans un bus, à la vue d’une chute de rein ou du moindre décolleté, mais avec l’âge j’ai appris à me contrôler. Sûrement, parce que ma libido est moins active et avec l’âge la baisse de la testostérone me rend plus pondéré, plus raisonnable. Non pas que je me mette moins à fantasmer sur les dessous féminins, mais plutôt à imaginer le petit copain ou le mari cocu pour calmer mes ardeurs. Ainsi ça me traverse l’esprit, et souvent cela m’empêche d’avoir une érection. C’est peut être un ersatz de mon éducation, Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain. Pas plus tard qu’il y a quelques mois, une connaissance me faisait part d’avoir eu des rapports intimes avec une collègue de boulot chez lui dans la chambre à coucher qu’il partageait avec sa femme. J’avais vu les photos de famille dans le salon, et ça m’avait fait froid dans le dos. Ils étaient en pleine séparation, certes, mais de là à balayer d’un revers de main des années de tendresse et de partage dans le nid douillet du foyer familial, c'est pas mon tripe. Pourquoi cette idée m’est insupportable, peut-être aussi parce que je suis vieux jeu. Pour moi une nouvelle histoire doit s’écrire dans un nouveau lieu, comme enregistrée sur un nouveau CD vierge, sauf si c’est encore une forme de vengeance, comme un adolescent ou un enfant qui souillerait la nappe préférée de sa mère ou briserait la statut du père. Un truc du genre psychanalytique…  pour se venger de l'autre. Mais qui dit venger, dit encore avoir des sentiments... et forcément, quand le CD n'est pas totalement effacé, il reste ce qu'on avait enregistré précédemment, et ça fait des interférences.

 

Sinon, plus jeune, il m’était obligé de mettre la main dans la poche ou de déposer un cartable ou une pochette pour cacher et réprimer la manifestation hormonale et incontrôlable de mon anatomie, en utilisant aussi des techniques de respiration en apnée jusqu’à l’asphyxie, ou en serrant les abdominaux. Cela m’arrive parfois, mais plus rarement, peut-être dans des moments d’inattention ou de surprise, où la grâce se mêle à la sensualité. Oui, c’est mon regard d’artiste qui ne peut s’empêcher de passer au crible la beauté de la moindre situation. Le trajet aléatoire d’une feuille, un chat qui s’acharne à attraper un papillon, une vieille dame qui sourit en jetant des graines aux pigeons, des rires d’enfants, et les silhouettes élancées de belles femmes faisant du lèche-vitrines, bref le brouhaha de la rue, de la ville, et le silence relatif des parcs, et le murmure du vent soufflant sur mon visage, la vie irrigant toutes mes veines, tout m’est prétexte à la contemplation et à la méditation. Faire le vide pour être moins obsédé par le sexe.

 

Étrange cette façon de déclarer son amour, au pied de la tour Eiffel, ce premier baiser sur telle ou telle hauteur topographique ou géomorphologique, et cette lune de miel à l’étage dans une suite réputée pour côtoyer les nuées nocturnes d’oiseaux, d’avions en partance vers diverses destinations pour y écrire chacun son destin, ses rencontres, comme des esprits libres frôlant les anges et les démons. Anges de la beauté céleste ou démons de la passion dévorante comme un cœur en combustion. Et l’attente de cette preuve, de cette prouesse phallique, somme toute naturelle, pour concrétiser cette union, cette fusion, cet appel, et ne faire qu’un dans un orgasme mutuel. Oui je me suis toujours demandé pourquoi de façon inconsciente nous aimons monter en hauteur comme des âmes qui se cherchent pour déclarer nos amours ? Et pourtant, pourtant, avec Sandrine mon blocage persistait, non pas qu’elle ne me plaisait pas. Mais parce qu’elle avait eu la sincérité de me parler de son homme, le père de sa fille, et qu’ils vivaient encore ensemble, et ce depuis dix ans, même s’ils n’étaient pas mariés. Sûrement ils ne s'aiment plus. Il ne lui fait plus l'amour. Ils ont pris des distances comme elle me le fait sous entendre. Et me voilà dans la posture de la maîtresse tiraillée par les doutes. Toujours a épié mon portable, « va-t-elle ou non m'envoyer un message aujourd'hui?». Faire semblant devant ses amis et mes amis de n'être que de simples connaissances, comme si ne nous étions pas tout dit avec le regard, le langage du corps. Ou laisser planer le doute comme si nous l'avions fait, tout ça pour écarter les indésirables et laisser enfler les rumeurs.

 

Sandrine me proposa de quitter la ville, elle qui n’est que de passage à l’occasion du Festival de jazz, laissant de côté le poids de sa caméra et de ses appareils photographiques. Elle a l’habitude de la perspective, des effets de contrastes, du grain de l’image comme celui de la peau, des expressions du visage. Elle aussi elle a le regard photographique, voire artistique. Parfois, au milieu de la discussion, elle aime me prendre en photo, de préférence en noir et blanc. J’ai une expression parfois dure, du moins sérieuse, c'est ce qu'elle me dit, parce que je suis souvent pris dans des réflexions, des pensées, des rêveries, peut-être pour oublier que je suis en charmante compagnie. Peut-être aussi pour me protéger d’un voile de fausse pudeur, comme si les jeux étaient faits mais qu’on rechigne à y goûter, pour faire durer le plaisir. C’est bête ce que je dis, c’est souvent un truc de femme, mais vu ma sensibilité, je l’avoue, je suis encore plus complexe et plus paradoxal qu’une femme: du romantisme et de l'intensité physique, de la spiritualité et de la sensualité. Pour moi, tout doit être une œuvre d’art. Rien à voir avec l’horreur nihiliste de Baise-moi de Virginie Despentes que je n’ai jamais réussi à terminer, et le film où j’avais envie de vomir n’ayant pas réussi à regarder jusqu’au bout. Quel manque d’humanité, de sensualité, de tendresse, d’amour, et surtout d’espoir !  Oui, je suis vieux jeu, très XIX ème siècle, Verlaine, Rimbaud, Baudelaire, John Keats, et tout le tralala. Non je ne suis pas homosexuel, bien que j'aime beaucoup Rimbaud et Proust. Je suis complexe et j’attache énormément d’importance au scénario et aux préliminaires. Mais une fois que la machine est en route, j’ai plutôt une faim de Rocco Siffredi, même si en toute humilité je ne possède pas le même outillage. Quoique je n’ai pas à me plaindre, et après tout comme on dit ce n’est pas la taille qui compte mais la façon de s’en servir… peut-être un argument lancé par les petites bites.

 

Avec Sandrine on était parti du côté du lac de M*, près du Mont Ventoux. J’y étais déjà allé, et par ces chaleurs estivales allez rejoindre les masses populaires sur la côte méditerranéenne, c’était comme faire partie du troupeau de la société de consommation. Non pas que je me considère comme faisant partie d’une certaine élite, loin de là. Mais pour moi le véritable luxe, et le véritable privilège est celui d’être loin des foules vulgaires, et souvent victimes inconscientes d’une forme de mimétisme, comme ces bancs de poissons ou ces oiseaux migrateurs, avec la production de déchets en plus.

 

On s’était étendu sur la berge avec nos serviettes, et j’avais amené quelques livres assez originaux et rarissimes quant à leur contenu, à savoir Orwell Anarchiste Tory qui revenait sur les inclinations ou le caractère ambivalent du célèbre romancier de 1984, oscillant entre un certain conservatisme et un côté plus anarchique, voire nihiliste, et une biographie de Man Ray célèbre artiste et l’une des figures du dadaïsme.  

 

Sandrine portait un maillot de bain une pièce prêtée par une de ses copines, et qui était un peu trop grand, vu sa taille de guêpe. Elle me demanda de lui faire le nœud au niveau du dos, juste en dessous de la nuque. Et je pouvais voir légèrement ses seins flotter dans le maillot desserré. J'aurai pu rester des heures à me délecter de ce spectacle avec cette vue plongeante inouïe et profonde. Et maladroitement j’essayais de faire un nœud. J’avais envie d’elle, de sa peau tacheté de grains de beauté, que mes doigts effleuraient. Et ses cheveux comme des brindilles d’or sous l’effet d’une légère brise. Le soleil de juillet était encore haut. Puis nous nageâmes dans cette mare pleine de canards qui n’étaient pas très loin de nous. Une après-midi inoubliable. A l’ombre d’un talus, nos serviettes et nos affaires nous attendaient comme des parents attendris. La parade de l’amour est étrange, elle fait comme si de rien n’était, et n’attend que ce moment de concrétisation. « Quand est-ce qu’il va se décider ? » « Qu’est-ce qu’il attend ? » « Je ne lui plais pas ? » « Vas-t-il se décider à m'embrasser? » ou enfin « pourquoi ne bande-t-il pas? ».

Et nous parlions de littérature, de mon blog, de nos premiers amours. Et de retour sur le bord du lac, à nous sécher sur nos serviettes, elle en avait enroulé une sur sa tête, et l’autre autour de la taille, comme ses muses qui ont ensorcelés les maîtres les plus illustres. Je l'imaginais avoir pris sa douche après que nous ayons fait l'amour. Elle était si belle, trop belle, resplendissante sous le soleil, comme si elle retrouvait ses vingt ans. Et puis nous regagnâmes ma voiture, celle-là même où je transporte mes enfants, et qu’utilise ma femme, même si notre séparation correspondait encore à une séparation de corps plutôt qu’à un divorce : les avocats respectifs contactés, plus que les papiers à signer. Compliqué lorsqu’on vit encore ensemble sous le même toit. Mais là, avec Sandrine c’était retour à l’adolescence, à l’insouciance. Et elle s’évertuait à se mettre du khôl pour appuyer ses magnifiques yeux, et j’avais envie un laps de temps d’arrêter la voiture sur le bas-côté, et de lui sauter littéralement dessus. Mais je me disais ce n’est pas encore le moment, ce n’est pas encore le moment. Et j’imaginais la prendre sur le siège arrière. Elle sur moi, moi sur elle. Et puis, il y avait ça et là encore l’odeur de mes enfants de ma (future ex) femme, leurs traces de doigts sur les vitres, leurs déchets (canettes et autres sachets de friandises), comme des témoins gênants et le souvenir de vingt ans de mariage. La culpabilité, toujours cette putain de culpabilité, alors qu’une femme intelligente, belle jusqu’aux bouts des ongles n’attend que ça, que je l’embrasse et lui fasse l’amour jusqu’à plus soif. Qu’est-ce qui ne va pas chez moi?

Bizarrement nous passâmes devant le centre culturel transformé en hypermarché Super U où j’avais donné mon premier concert Rock, dans mes souvenirs l’un des plus remarquables, puisqu’il y avait quasiment tous mes copains et copines de l’internat. Étrange aussi de se retrouver sur la place de B*, là où j’avais gagné mon premier tremplin Rock. Et nous étions comme deux adolescents, elle loin de sa fille et de son homme laissés à Paris, et moi à quelques kilomètres de ma (ex) femme et de mes enfants.
Comme il est difficile quand on s’est habitué à un corps, à un visage, d’en découvrir un autre, et de rejouer au jeu de l’amour et d’idéaliser l'autre, alors que mon (ex) femme connaît tout de moi, mes qualités et surtout mes défauts, comme deux ennemis dans une guerre de tranchée, s'épiant jusqu'à l'usure. Plus aucune surprise comme lorsqu’on joue face à un adversaire qui nous a rencontré à maintes reprises, et battu huit fois sur dix. Le genou à terre comme le taureau agonisant face au matador, voilà comment je me sentais. L’estime de moi-même réduite à néant, et cette sublime femme qui me fait l’honneur de s’intéresser à moi. Qu’est-ce qui ne va pas ? Et cette culpabilité, toujours cette culpabilité : oui ça fait dix ans déjà, dix ans que j’ai trompé ma femme avec cette jeune étudiante fougueuse et sans complexe, comme une tornade, c’était tellement naturelle, on s’est retrouvé tout nu dans l’arrière de sa voiture, et dans sa chambre universitaire… Dix ans que je trimballe cette culpabilité, comme Judas portant sur sa conscience les traces de sang de sa trahison… Comme si j’étais le seul. Ah éducation de l’autoflagellation !

 

Et nous nous dirigeâmes sur les hauteurs de ce charmant village jusqu’à l’esplanade de l’Église Saint-Pierre. Elle était abandonnée, fissurée, en piteux état. Avait-elle subie un incendie? Et dans ces hauteurs, nous flânions comme un jeune couple décidé à acheter une maison. Elle me refaisait le numéro de ma prof de français qui me parlait de ses projets. Je savais qu’elle avait lu mon blog. Je savais qu’elle attendait que je la surprenne par un baiser, et je lui ai dit que je voulais l’embrasser, mais que je n’osais pas. Elle m’a répondu « tu n’as plus quinze ans ». Et nous redescendîmes sur la place du village, et il y avait du monde, un bal musette avec des vieux qui dansaient sur des chansons d’autrefois. Et elle s’est mise à danser, encore pleine de vie, si belle. Alors que moi je la regardais comme mort, comme si cela n’était pas réel et que je n’en étais que le spectateur passif. On s’est assis ensuite à une table. Nous commandâmes du vin et des tapas. Elle me parla de révolution, de changer le monde comme une jeune fille de vingt ans. Son cœur et son âme étaient si jeunes, et le charme de ce visage prêt à en découdre avec le gouvernement était si beau, avec toutes ses mimiques d'étudiante à dénoncer les injustices. Et moi comme fatigué, comme résigné, comme n'y croyant plus, déçu de la vie, de l'amour: comme si je me disais en moi-même, à quoi bon encore une fois aimer et souffrir, de toute façon chaque histoire est finie dès son commencement.

Malgré tout, la soirée se déroula dans une ambiance bonne enfant. Nous plaisantions avec nos voisines de table, l’une d’elle expliquait qu’elle voulait faire du cinéma, et Sandrine ayant fait des études dans l’audio-visuel et les beaux-arts la renseigna sur les meilleures écoles. Apparemment il y en a une très réputée du côté d’Aix-en-Provence. Et lorsque Sandrine s’éclipsa, la jeune fille me demanda « c’est très gentille de la part de votre femme de m’avoir donné ces tuyaux ». Et je lui ai expliqué que ce n’était qu’une amie. Et un laps de temps j’eus la délicieuse sensation que c’était ma femme, qu’elle pourrait être ma femme, et que serait la vie auprès d’elle, surtout à Paris loin de tout ça. Mais elle, comme tous les parisiens ne rêvait que de partir vivre en Province. D’ailleurs elle me faisait l’effet de profiter de cette parenthèse enchantée. Profiter de l’instant présent, et elle avait raison. Pour ma part, suite à l’appel téléphonique de mon fils qui voulait que je le récupère c’était comme une impossibilité de m’échapper de moi-même, de mon train-train quotidien… elle me dit avec un charmant sourire « Oh, c’est la réalité qui te rattrape ». 

Et nous retournâmes en ville, et moi la mort dans l’âme frustré de ne pas l’avoir embrassé, de ne pas lui avoir fait l’amour au bord du lac ou près du château de La Croix-des-Pins, là où nous avions essayé en vain de trouver le chemin et de goûter aux crus du coin… ou peut-être nous cherchions-nous comme deux aimants ou deux papillons attirés par la flamme? Et toujours cette culpabilité, toujours l’odeur et la trace de mes enfants… Je la déposai en ville dans l’espoir de la revoir. Et puis prise par ses obligations professionnelles, le festival de Jazz se termina dans une note de blues mélancolique qui résonnait avec tous mes regrets. La reverrai-je au prochain Festival de Jazz? Ou était-ce encore une occasion manquée?

 

Zahra Djam.

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