Mille et Une

Banlieues

Zahra Djam

 

 

1

 

« Shéhérazade, s’il-te-plaît, raconte-moi les Mille et Une Banlieues », demanda le jeune comédien déguisé en Sultan face au public. Et un autre personnage affublé d’une casquette et d’un look Hip Hop rentra en scène, et envoya un slam freestyle bien trouvé au rythme d’un morceau de Rap : « C’est la danse des mots / Suspendus au bout de mes lèvres / Mon esprit bouillonne, bourdonne / Des mots qui résonnent, que je fredonne / A en avoir des maux de tête / De la fièvre / C’est la danse des mots / Avec mon flow ils font la fête / Il y en a des jolis, des précieux / Des vilains, pas beaux, en argot / Il y en a des intelligents et des bêtes / Des obséquieux, révérencieux / Des malins, nouveaux ou vieillots / C’est la danse des mots / On les voit partout pas de trêve / Mon esprit bourdonne, bouillonne / Des mots qui résonnent, que je fredonne / A en avoir des maux de tête / Nulle grève / C’est la danse des mots / Son rythme bouleverse, ivresse : / Mélange de tristesse, de tendresse / Mélodie enchanteresse / C’est la danse des mots / Jamais elle ne cesse, parfois oppresse / Il y en a qui vous caressent / D’autres qui blessent / Clash ! C’est la guerre des mots / Que l’on attribue, distribue / Exclus tels des produits de rebut / Répandus tels des résidus / C’est la guerre des mots / Quand ils font mal et assassinent / C’est la danse des mots / Quand ils se saluent par des signes. »

Puis, Shéhérazade étendue telle une odalisque se mit à conter ces histoires issues de légendes urbaines comme un peintre jetant sur la toile son pinceau…

 

2

 

Il était une fois dans une ancienne banlieue industrielle, Denis Deluc qui parlait comme un livre, le regard au loin du côté du périphérique, souvenirs anciens de prairies encore vierges parsemées de fleurs sauvages et libres comme des zones de son esprit érudit. Monsieur Denis Deluc était agrégé d’Histoire. Sa voix rocailleuse, un lit de rivière charriant les sédiments comme les idées, expliquait l’Histoire aux élèves dans une forme de murmure solennel et sur un ton nostalgique :

« La banlieue, terme féodal d’origine franque, a pour racine le mot ban. B. A. N., et non pas le banc sur lequel on s’assied. (Rires des élèves). Généralement, elle désigne le territoire qui entoure le centre-ville. Et toutes les agglomérations en ont une. Avec le temps, le terme a pris une connotation péjorative, car il est souvent assimilé à une cité dortoir à vocation essentiellement résidentielle. De plus, les problèmes d’urbanisme n’ont pas été tous résolus, loin du phénomène de gentrification, la crise a été corrélative aux émeutes… »

Denis pouvait parler des heures comme cela sans s’interrompre. Et les élèves toujours admiratifs de la finesse de ses analyses, sauf certains qui ne partageaient pas ses inclinations politiques, même si cela menait souvent vers des débats passionnants. C’est comme cela que Denis voyait la démocratie, une confrontation d’idées et d’opinions. Il détestait l’uniformité. D’ailleurs, c’est pour cela qu’il se méfiait du service militaire et de tous ces relents nationalistes fondés sur le patriotisme. Tout cela lui rappelait de tristes souvenirs de l’Histoire de France.

Monsieur Denis Deluc regardait par la fenêtre les pigeons sur le toit des locaux administratifs, songeur. A la fin de chaque phrase, il prenait le temps d’inspirer et d’expirer. Ses élèves étaient comme d’habitude suspendus à ses lèvres. Il avait du métier le monsieur, plus de quarante ans d’enseignement, un monument vivant du quartier et de la ville. A ses débuts, il avait tout juste la vingtaine quand la cité était en construction. Promu prof dans ce même lycée, il était le premier logé dans ces nouveaux HLM. Et c’est ici qu’il avait rencontré son épouse. Tout le monde le connaissait et le respectait, car il savait parler aux gens, et surtout il prenait le temps de les écouter. Depuis une vingtaine d’années maintenant, il avait emménagé dans un pavillon au sein du quartier. Il pensait à sa retraite avec une certaine tristesse. Il aimait tant ses élèves comme ses petits enfants. Parfois trois générations avaient assisté à ses cours. Certes, ceux-ci ont changé dit-on, à cause du manque de mixité sociale. D’aucuns accusaient le communautarisme, d’autres la discrimination par le haut. Et Denis ne pouvait s’empêcher d’avoir un certain dédain pour ces prophètes de malheur qui n’avaient pas son assentiment et le faisaient sourire avec amertume, lui le fils d’immigré italien. Il n’avait jamais oublié son vrai nom et ne l’oublia jamais : Delucci, son père avait fait enlever à la mairie les deux dernières lettres le C et le I., non pas à cause de la honte de ses origines, mais par commodité et pragmatisme. Il ne voulait pas que son fils ait à subir les mêmes anathèmes et les mêmes clichés racistes, que lui, avait endurés toute sa jeunesse : « sale ritale », « macaroni », « catho de merde », « Mussolini », et j’en passe.

Quelle tristesse tous ces débats sur l’Identité Nationale. Mais il préférait balayer ces nuages noirs d’un revers de main, lui l’ancien militant de gauche.

Parfois en salle des profs, il entendait le discours de certains jeunes collègues séduits par la fille du château de Saint-Cloud, en somme une héritière : luttant contre le système et au nom du peuple disait-elle ! ça le faisait bien marrer. Même si la vue de certains de ses anciens élèves portant barbe et abaya (genre de soutane), et les filles le jilbab ou voile quasi-intégral, ne le réjouissait pas. Surtout lorsque ceux-ci arrêtaient leur scolarité au nom de leurs idées.

Cependant, la plupart le saluaient, parce qu’ils le connaissaient tous. Même derrière ces nouveaux habits de l’Inquisition, Denis voyait toujours les mêmes petits enfants qu’il avait vu grandir. Ils parlaient parfois avec lui des attentats et de l’impact que ces images négatives avaient sur la représentation de la banlieue. Le vieux professeur le savait, la culture et la civilisation islamique avaient été l’une des plus brillantes et des plus ouvertes. Or, il comparait volontiers cette tendance islamiste salafiste aux dérives du Calvinisme qu’a connu le christianisme de par le passé. C’est pour cela qu’il préférait s’évertuer à sculpter et à peindre en dilettante dans son atelier, plutôt que d’allumer son poste de télévision plein de journalistes répétant des approximations ou les réseaux sociaux dans lesquels se déverse souvent le ressentiment de la lie de l’humanité. Denis avait horreur de la haine, qui pour lui n’est que la fille de la bêtise et de l’ignorance.

Denis aimait aller chez les Diop et les Bouroumi lors des soirées du ramadan, et fêter l’Aïd avec eux. Il aimait aussi donner des œufs de Pâques aux enfants, ou encore acheter des cadeaux aux plus petits et aux plus démunis à la Noël pour partager cette fête nationale, et la culture catholique dans laquelle il avait baigné même s’il était lui-même athée. Cela ne l’empêchait pas d’apprécier la sonorité des autres langues, les couleurs de leurs habits, leur gastronomie, leur humour, leur charme, leur humanité. Il les connaissait bien tous ces gens, et dans leurs yeux il y avait l’hospitalité, l’amitié, non pas cette tristesse issue du bitume et de la grisaille des médias. Il avait gardé le contact épistolaire avec beaucoup d’entre eux qui sont retournés après la retraite, et quand il allait là-bas en Afrique c’était toujours avec une joie immense. Il avait beaucoup voyagé et était parti dans chacun de ces pays, et les élèves toujours aussi impressionnés qu’il connaisse la terre de leurs ancêtres mieux qu’eux-mêmes.

Parfois, à l’entrée de la cité, une dame adossée à son caddie faisait griller des pains de maïs, et selon l’accent ou l’idiome il essayait de savoir si elle était malienne ou ivoirienne. C’était un jeu qui l’amusait. Il adorait croquer la vie à pleines dents, même si celles-ci n’avaient plus la même vitalité et qu’il était maintenant fatigué. Il bénéficiait toutefois d’une bonne mutuelle pour ses soins dentaires et d’un bon ophtalmologue. Mais il savait que tout ce monde de progrès social était en train de péricliter.

Et Denis gardait avec nostalgie le souvenir des années de luttes politiques et préférait se recueillir sur la tombe de sa femme, morte d’un cancer. Sa femme Mathilde pour qui le combat pour les droits sociaux et civiques, l’intégration des immigrés, l’accueil des sans papiers, des exilés politiques ou économiques ou climatiques, étaient son sacerdoce, le sens de sa vie. Jean Jaurès était leur idole.

La sonnerie retentit, extirpant Denis de ses rêveries nostalgiques. Finie la journée. Il sourit aux élèves, prépara ses affaires. Alla en salle des profs récupérer des photocopies pour les devoirs du lendemain. Sortit de l’établissement tout en saluant la secrétaire et la gestionnaire. Denis aimait toujours son métier, mais il a toujours vu les réformes pédagogiques et la suppression des postes comme une mascarade, pour ne pas dire une trompe l’œil. Sans parler de ces satanés téléphones portables ou tablettes qui faisaient de ses élèves des zombis. Il savait très bien que le système voulait perpétuer un modèle jacobin élitiste, voire ultralibéral. Et il trouvait cela très regrettable, préférant une école pour tous.

 

3

 

Il était une fois le petit Boubacar. Il souriait et s’illuminait en voyant les papillons, tout comme ses parents qui le regardaient avec amour et admiration. Il s’amusait à leur courir après sans pouvoir les attraper, et enviait leur grâce, leur légèreté, leur liberté. Leurs ailes de toutes les couleurs brillaient de mille feux comme les tours de la cité scintillantes au coucher et au lever, notamment les plus grandes comme les deux fameux pics de l’île du géant gorille, surplombant son monde, et il était King Kong. Il se tapait le torse et mimait la bête : « Ouaaaah ! Ah, ah, ah, hi, hi, hi ! ». Et son rire cristallin était comme un ruisseau de pureté. Ah l’enfance ! Tout semble éclairé de la lumière de l’innocence. Tout était si beau, si paisible, pour le petit Boubacar. Tout paraissait si grand. Il prenait le temps de contempler les aspérités des murs, les bordures de trottoirs, jusqu’à se perdre dans les méandres des buissons, des craquellements du sol traversés d’une faune d’insectes en tous genres. Et dans l’appartement de ses parents, les tissus des fauteuils ou la texture des draps, représentaient son univers imaginaire qu’il parcourait avec ses jouets. Tout était prétexte à l’émerveillement. Dans la cour de récréation à la maternelle, il riait avec Léa et Ismaël. Ils jouaient souvent à cache-cache. Elle était blonde presque platine aux yeux bleus, et son copain caramel aux yeux noisettes et aux cheveux bouclés, et lui chocolat aux yeux rieurs, et tous hilares ricanaient tellement la vie était belle. Boubacar était peut-être amoureux de Léa, mais lui, ne le savait pas encore. Il préférait jouer avec Ismaël. Il ne comprenait pas ce jeu des adultes qui voulait qu’il eut une amoureuse.

Parfois, il se retournait et regardait passer ces grands garçons sans casque sur ces motos bruyantes. Il voyait ses parents faire une moue de mécontentement. D’autres résignés et fatigués par ces pollutions sonores et ces incivilités, criaient de colère. Le jeune en question faisant la roue arrière, tout le monde le connaissait, il s’appelait Badr.

 

4

 

Il était une fois Badr. Il gara sa moto au pied de l’immeuble et sonna à l’interphone, et un son indescriptible suivi de sifflements, et une voix caverneuse comme issue du fond d’une grotte, « Wouach ? _C’est moi Badr, ouvre. » Et la porte en acier trempé, blindée comme celle d’un coffre-fort, non pas celui d’un compte en suisse ou de cascades de diamants, mais refermée sur la misère sociale, cage à lapins sur plusieurs étages, où le cri des enfants se confondait avec celui des téléviseurs, et sur les murs des traces de doigts de gerbe et d’ordures, crachats sur le sol et odeur de pisse dans les encoignures. Badr sentait et respirait ce quotidien à plein poumon, mais à force, tout comme dans le Parfum de Patrick Süskind, il ne sentait plus rien, accoutumé par ces relents de misère qui étaient devenus comme une mémoire olfactive inconsciente, un code génétique inscrit en lui. En effet, dès qu’il se retrouvait dans des magasins de luxe où des endroits branchés et huppés, au milieu de cette jeunesse dorée digne des affiches publicitaires de mode, il ressentait comme un dégoût, une odeur capiteuse frelatée qui avait du mal à masquer la chair bourgeoise. Il était mal à l’aise, pas dans son monde dans ces banlieues chics. Et elles, les petites mondaines frissonnaient comme du gibier, prêtent à se laisser mordre par ces prédateurs fascinants : clones de Booba, Kaaris, Jul.

Badr aimait plutôt retrouver ses potes dans l’appartement de Kader, qui était situé de l’autre côté de la Rocade. Il marchait et roulait toujours en balançant légèrement sous l’impulsion du rythme émis de son Ipod, souvent du gangsta rap hardcore au rythme effréné, à la façon des caïds américains. A la grisaille des murs usés par des années d’intempéries et de soleil fracassant s’ajoutaient les tags tels des saignements ou des cicatrices de morceaux de vies, jamais il ne levait la tête pour voir le carré d’azur et la promesse d’espoirs. Comme si tout était confiné entre ces murs, totems aux mille vitres comme des miroirs debout, rappelant sa condition de détenu ou de résident du ghetto : sadomasochisme, victimisation, comme des coups de fouets, une litanie de reproches et de refrains en boucle. Ce rap tapait dans sa tête comme d’incessants uppercuts, montée d’adrénaline, les muscles et les dents serrés à blocs, le regard méchant, une rage, une colère contre le monde entier et le système. Système dont il ne connaissait que les acronymes infâmes : BAC, PJJ, RSA, CAF, JAF...

Est-ce par un effet de sa haine que Badr ne supportait plus son grand frère Chams Eddine, son cousin Bachir et sa sœur Leïla qui restaient attachés à ce modèle petit bobo ? Peut-être parce qu’ils étaient de l’ancienne génération, et qu’ils prirent trop au sérieux ce que Denis Deluc, le professeur d’histoire leur avait dit : « vous avez autant de chance de réussir que les autres ». Ou bien peut-être qu’il enviait leur succès professionnel, et ne pouvait se résigner à supporter leurs airs affectés, voire snob. Il leur en voulait comme d’avoir trahi leurs origines, leur milieu social. Surtout Chams Eddine qu’il voyait comme un faible esclave de la concupiscence, un artiste efféminé. Alors que ses cousins, les frères de Bachir notamment Bouzid et Djamel, étaient des durs, des vrais de vrais, accumulant à eux deux près de vingt ans de prison. Ils représentaient son modèle, sa fierté. Eux au moins, ne reniaient pas cette douleur intense, celle de leurs origines urbaines, selon lui, mélange de puanteur et de rage, cœur de bêton et d’acier.

Dans l’appartement, les sohab (copains) étaient en train de regarder sur Internet des extraits du zapping, où alternèrent des séquences de violence inouïe avec d’autres plus légères voire ridicules, extraits de reportages humanitaires ou avatars d’une geste héroïque. Le monde, la société, disséquée dans ses moindres contradictions. Et tous regardaient ce kaléidoscope de la bêtise et de la mesquinerie humaine, à l’expression la plus trash à l’instar des snuff movies servies sous le manteau. Passage à tabac, viols, tortures, exécutions, attentats, détournements, corruptions, mensonges, impunité, bling bling, rien n’était épargné et dans la plus parfaite indifférence. La banalisation de la violence et du mensonge à son paroxysme. L’éducation pornographique dans sa plus abjecte expression. Les réseaux sociaux partageant et affublant l’horreur de Like (J’aime). Ambiguïté totale : aimer la dénonciation de la violence ou aimer ces images horribles ? Il fallait un décryptage ou un cours de Roland Barthes pour décoder ce nouveau langage, cette nouvelle fascination de la barbarie.

Rien ne permettait à Badr et à ses amis d’avoir une réflexion critique sur cette fascination du pire ; sur le sens de ces nouvelles pratiques nihilistes ; sur les éléments de compréhension et l’évolution de nos sociétés, de la crise généralisée qui aboutissait sur une haine de soi et haine de l’autre dans une forme d’anesthésie générale, cédant à l’indifférence et à l’inhumanité. La mort spectacle comme nouveau divertissement, nouvelle forme de barbarie silencieuse, insidieuse, collective. Ces monstres étaient le produit de nos sociétés modernes, que ce soit les GI’s humiliant les détenus d’Abou Graïb, en passant par les Djihadistes traînant les cadavres de leurs ennemis à l’arrière de leur Pickup. Même Stanley Kubrik ou George Miller n’avaient osé porter de telles horreurs sur les écrans.

Badr tira les dernières lattes d’un joint ramolli qui avait fait plusieurs fois le tour du studio. Sofiane lui demanda :

_Qu’est-ce qu’il a contre toi Chams, à te foutre la honte à chaque fois qu’il te croise ? Franchement il est relou (lourd).

_Oh, grommela Badr, c’est juste son côté grand frère à deux balles qui ressort, alors qu’il n’a jamais été présent pour moi. Pendant des années il n’m’a pas calculé, parce que monsieur a fait des études à la Fac, et MONSIEUR se prend pour un artiste… et là, maintenant qu’il a des problèmes avec sa grosse, il veut me casser les couilles.

_Comment ça des problèmes avec sa grosse ?

_Tu sais, avec leur jalousie maladive aux cha’rate (chevelues ou gonzesses).

_Ouais, c’est clair. Sur ça elles sont toutes casse-couilles…

_Il l’a trompé avec une de ses élèves. Tu te rappelles de la brune qu’on trouvait mignonne.

_Non ! Sans déconner. Oh ils sont chauds les Bouroumi ! Ça pesche (pêche du verbe pescare) dure la cha’ra (chevelue) toute fraîche… Oh, Oh ! Z’y va Ouach ! Tu fais quoi ? Laisse-moi tirer la dernière latte, gros bâtard !

Fred tira à son tour la dernière latte, mais il se brûla les doigts :

_Putain merde ! Sérieux tu penses qu’à ta gueule ! Tu me donnes le carton à fumer ou quoi ?! Fait chier le gonze (type) !

Le joint ne fut qu’un minuscule morceau de carton à moitié éteint, entamant le filtre.

_Sérieux ! Tu fais chier, s’écria Sofiane. Ce qui suscita l’hilarité de la bande.

Pendant ce temps-là, Anis et Kader jouaient à GTA, le fameux game sur Playstation, où le but du jeu est de fuir la Police et de tuer sur la route qui on veut. Kader s’évertua à renverser quelques passants, ça l’amusait aussi de griller quelques feux rouges… Il se laissa rattraper par les flics, après une infernale course poursuite. Ces derniers l’encerclèrent de leurs voitures américaines comme celles qu’on voit dans les séries NY Police d’Etat ou encore Les experts. Le personnage que commandait Kader bondit de son véhicule et dirigea une mitraillette automatique en direction des policiers. Il s’abrita derrière le pilonne d’un immeuble et échangea des coups de feu violents. Kader s’écria, extatique :

_Regarde comme je les fume ces fils de pute de Hnoucha (serpents) !

_Nique les ces putains de condés (flics), s’écria Fred.

Les policiers tombèrent les uns après les autres sous l’effet des impacts de balles virtuelles qui retentissaient avec un tel réalisme, de même que les éclats de verre et le sang qui jaillissait des corps meurtris malgré leur gilet par balles. Kader avec son visage émacié, se retourna avec une moue de satisfaction, laissant apparaître les quelques dents gâtées qui tenaient encore debout, suite aux effets de l’alcool, de la drogue, des bagarres de rue, et certainement d’une mauvaise hygiène buccale. Badr reçut une photo via l’application Snapchat. Kader s’enthousiasma :

_Téma ! Téma ! (Mate ! mate !) C’est qui ? C’est qui cette bombe qui montre comme ça ses einses (seins) ?

_Oh, juste une fille que je connais vite fait, dit Badr en jouant le modeste.

_Y a moyen de me donner son num (numéro) ?

_Va voir le dentiste et après on verra, lança Badr moqueur.

_Va te faire foutre bâtard, s’énerva Kader. En attendant, j’ai les mêmes dents que Joe Star.

_Ouais, répliqua Badr, j’ne crois pas. Joe Star il les a plaqué argent. Toi, j’ne sais pas ce que c’est franchement tes chicots au Nutella. On dirait plutôt que t’as bouffé de la merde.

_Ah, ah ! Même les bouches d’égout ça donne plus envie, ricana Fred.

_Fermez-la tous ! Allez niquer vos mères ! Mangez vos morts, s’empourpra Kader.

_Arrêtez de lui faire la Hagra (l’agression), conseilla Anis pouffant de rire.

Puis dirigeant son regard sur le smartphone de Badr, il avança son visage et dit :

_Ouah ! Si Malika voyait la photo de cette gadji (fille), elle te tuerait, renchérit Anis.

_Grave, murmura Sofiane.

Malika c’était la hallal (licite ou officielle) de Badr, sa petite amie avec qui il projettait de se fiancer. Les autres filles il les considèrait comme des occasionnelles, comme des putes, le coup d’une soirée, rien de sérieux. Sofiane aspira une bouffée qu’il venait de préparer.

_Ah ! Goûte-moi ça dit-il à Kader, en tendant le narguilé. Le sang de la veine mon frère ! J’y ai rajouté de la bonne beu (haschich)… hum, de la balle zinc (cousin).

Les bulles crépitèrent. Ils s’allongèrent sur les coussins du divan, se laissant enivrer par les effluves aux odeurs d’épices.

 

5

 

Pendant ce temps, Mamadou et Steve prirent le relais. Ils firent des rallyes improvisés. Ils charbonnaient pour Fred. Tout le monde le savait. Leurs motos firent encore plus de bruit dans le quartier.

Et à ce moment là, le petit Boubacar se dirigea vers le haut de l’une des buttes du parc. Ses parents ne le virent pas disparaître sur l’autre versant, dérangés par ces deux jeunes adolescents en moto qui s’amusaient à faire peur aux passants. Les parents furent inquiets, et dans la foule d’enfants ils ne retrouvèrent pas Boubacar. Ils s’affolèrent, accoururent, s’écrièrent : « Boubacar ! Boubacar ! ». Et l’écho de leurs voix résonnait comme les battements de leur cœur. Ils montèrent jusqu’au sommet de la butte. Et de l’autre côté, ils virent monsieur Denis Deluc s’élancer sur le chemin pour rattraper leur fils, et dans le virage à plein gaz, Mamadou n’ayant pas le temps de l’éviter percuta. Et le petit, d’un cheveu, souffler par la violence du choc retomba un peu en arrière comme un fétu de paille. Ses parents les yeux embués de larmes, n’osèrent y croire. Miracle, Boubacar se lèva et pleura de plus belle, effrayé. Il n’avait rien. Il était indemne.

Sur le côté, cinquante mètres plus loin, le jeune Mamadou sans casque s’était fracassé sur une voiture : il avait les deux jambes cassées, un déplacement du bassin et un traumatisme crânien. Steve prit la fuite et laissa son copain gisant sur le sol. Quant à Denis, il semblait sourire, le corps plié en deux, les cervicales en miettes, rendant son dernier souffle, le visage de sa bien-aimée au milieu des nuages qui l’attendait comme au premier rendez-vous.

Badr avec ses copains du haut de l’appartement, assistèrent à un tableau tragique, même s’ils ne comprirent pas sur le coup les lumières des gyrophares et l’attroupement des gens. « Qui est-ce ? Y a-t-il des blessés, un mort ? » Leur père, leur mère, leurs frères, leurs sœurs ? Ils se précipitèrent affolés au bas de l’immeuble. Ils reconnurent monsieur Denis Deluc que l’on recouvrait d’un drap blanc. Ils ne purent s’empêcher de pleurer, tout comme leurs parents au pied du corps de leur ami. De pleurer la mémoire vivante du quartier. De pleurer cette France qui les aime, et qu’ils aiment.

L’enfant Boubacar regarda le ciel, jamais il n’avait été aussi beau… comme l’avenir, comme l’espoir, ce que Denis appelait la France de demain, l’arc-en-ciel de la diversité : comme cette belle France Black-Blanc-Beur qu’on avait tous célébrée lors de la coupe du monde 98. Et Badr se rappelait comment enfant il avait aimé monsieur et madame Deluc et comment ensuite il les avait déçu. Il ne comprenait toujours pas pourquoi il avait changé comme ça. Surtout depuis la mort de Mathilde Deluc.

Ce soir là, en cachette sous son oreiller Badr pleura toute la nuit, comme si la réalité de sa pauvre vie se révélait à lui. Comment sortir de ce cercle infernal ? Il ne le savait pas et jeta une liasse d’argent sale contre le mur, furieux. Il n’attendait qu’une main pour l’aider, qu’une oreille pour l’écouter. Peut-être la dernière qu’il connut, venait de disparaitre ?

A quelques kilomètres de la banlieue, Shéhérazade debout devant le public du centre-ville, s’arrêta de raconter. Les comédiens jouant Badr et ses copains, immobiles, et dans le rôle de monsieur Denis Deluc, un jeune homme affublé d’une perruque grise étendu sur la scène. Et le petit Boubacar bercé par les bras de sa mère, une jeune fille grossièrement maquillée, regardait à travers la fenêtre de sa chambre les dernières lueurs du soleil, et entendait les oiseaux piailler l’arrivée du printemps, pendant que son père assis sur un fauteuil dans un coin sous un projecteur rouge, inquiet, écoutait à travers un petit téléviseur les débats des prochaines élections : thèmes récurrents de cette banlieue mythifiée dans laquelle il ne se reconnaissait pas.

Anaïs intermittente du spectacle derrière les pupitres de la régie, avait regardé sa troupe évoluer, envoyant consciencieusement durant la représentation les différentes musiques ou sons, et changeant l’éclairage à chaque Top ou mot-clé prononcé par ses jeunes comédiens. Chut ! Silence côté jardin côté cour. Derrière les rideaux les artistes se rangèrent tour à tour. Un murmure, une légère bise, un frôlement de jambes, le silence comme un rien. Elle était fière de ses ados, le fruit de mois de répétitions à peaufiner leur jeu. Elle alla rejoindre ses jeunes artistes en herbe. Elle courut dans un labyrinthe d’affiches et d’ampoules, couloirs étroits où suintent les souvenirs. Alors que se pressait et se serrait la foule devant la scène, les gradins pleins de sourires et de soupirs. Et sous les tonnerres d’applaudissements et de sifflements les sentiments s’emmêlèrent entre tristesse et joie. Ils saluèrent. Anaïs prit le micro et rendit hommage à sa troupe de jeunes comédiens et à feu monsieur Denis Deluc son prof d’Histoire. Remercia le public, le jury, et souleva la coupe du premier prix. Les flashs crépitèrent comme ses larmes de bonheur. Ce fut une ovation pour cette première. Ces Mille et Une Nuits revisitées étaient un véritable succès.

Mais Denis avait raison, chacun se donne la vision du monde qu’il veut. Il existe en réalité Mille et Une Banlieues, comme il existe mille et un individus. Personne n’est pareil, chacun n’est que le produit de son vécu, de son éducation, de son environnement. Sartre avait raison de dire que l’enfer c’est l’autre, mais l’inverse est aussi valable.

Et la cité endormie telle une constellation lointaine s’illumina par les chambres dans des rêves de bougies et de lumières tamisées, comme une prière destinée à Denis et Mathilde Deluc... Delucci… et à tout ce qu’ils représentaient. Et les jeunes comédiens saluèrent le public une dernière fois. Ils savaient que le monde de demain leur appartient.

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