Décidément l’amour

 n’est pas aveugle

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« J’avais tout et j’ai tout perdu », m’avoua Jonathan une bouteille de Whisky à la main. Il n’était pas frais et en piteux état. Lui qui était l’homme le plus irréprochable de la ville, ne manquant pas une messe à l’église au coin de la Ferguson Street. Lui qui était l’incarnation du père irréprochable, l’homme idéal, père de famille… Depuis, il n’est plus le même : dépressif, voire suicidaire. Les élèves de son Université se sont plaints de lui. Il a reçu un blâme du doyen. Il sait qu’il doit se soigner, on le soupçonne d’être alcoolique. Mais pour lui, ça n’a plus aucune importance, car de toute façon il lui semble avoir tout perdu.

 

Jonathan O’Neil était un homme très charismatique, très séduisant. Dès que l’on rentrait dans une pièce en sa présence, tous les regards se tournaient vers lui. Du haut de ses 1 mètre 86, brun de type irlandais, le corps, les mains, le visage aux proportions idéales, le sourire dévastateur, aucune femme et aucun homme n’avait jamais été insensible à son charme, à sa courtoisie et à ce charisme propre à ces aristocrates que l’on imagine d’un autre temps : véritable gentleman s’il en est ; bien qu’il fût issu d’une famille plutôt de classe moyenne. Certaines disaient même qu’il était le sosie de l’acteur Hugh Jackman.

Mais dès que l’on s’approchait de lui, on avait l’impression qu’il regardait ailleurs, le regard fixe. Ce n’est qu’après un certain moment que l’on comprenait qu’il était aveugle. On s’excusait tout confus, mais lui tout naturellement répondait « Ne vous excusez pas, j’ai l’habitude… je suis aveugle depuis mon enfance, suite à un accident, et c’est la vie que voulez-vous ». Et cela suffisait pour désarçonner le malaise et de détendre l’atmosphère, il aimait en plaisanter. Le charme envoûtant du bellâtre opérait systématiquement.

Malgré tout, plusieurs de ses étudiantes tentèrent de le séduire. Certaines avaient pour fantasme de lui faire l’amour, incarnation de l’homme mûr marié, du professeur de philosophie, et de l’aveugle au corps d’esthète : triple intérêt, triple défi. Certaines de ses étudiantes s’amusaient à faire des paris : laquelle d’entre elles étaient plus à même de le troubler malgré sa cécité. Mais il retournait la situation par une citation philosophique, ce qui désamorçait celle ou celui qui voulait lui jouer des tours. Toujours à plaisanter, et à ne rien prendre au sérieux. 

Elles s’imaginaient se bandant les yeux et laisser aller leur sens à égalité avec ce bel homme afin qu’il ressente jusqu’à leurs vibrations intérieures, voire orgasmiques. Le Bestseller mondial, Les cinquante nuances de Grey[1], devait y être pour quelque chose. Mais en vain, rien ne semblait le perturber. 

Jonathan O’Neil ressemblait à ces mannequins tirés des posters ou autres magazines gay : un bel homme en puissance. Il passait régulièrement deux heures par jour à faire des longueurs de bassin, dans la piscine municipale où il y était inscrit depuis sa tendre jeunesse. En effet, il faisait régulièrement de la natation depuis son enfance, minimum deux fois par semaine, et il avait même remporté de nombreuses compétitions. A tel point qu’il installa la piscine de ses rêves, de 25 mètres devant chez lui, qu’il pouvait couvrir ou découvrir à sa convenance par un système ingénieux de baies vitrées et toit coulissant. Son seul regret avait été de ne pas avoir pu participer aux jeux para-olympiques.

« Il n’a pas de défaut, disaient ses admiratrices, quel que soit l’angle où on le regarde. Et en plus, il est très intelligent, très cultivé, très spirituel, et a un sens de l’humour hilarant », ce qui accroissait le nombre d’étudiantes éprises du bel Apollon. Lui, ne rigolait jamais aux éclats, mais il savait retenir l’attention de par son esprit cultivé.

Ah, le jour où l’on apprit qu’il s’était marié avec Helen, voilà de cela une quinzaine d’années, des cœurs se sont brisés. On l’appelait la rouquine et on ressortait plein de clichés sur les rousses. Jonathan savait que c’était faux, contrairement aux rumeurs, elle sentait très bon. Tout le monde disait, « décidément l’amour est aveugle ».

Tout le monde disait, « Mais qu’est-ce qu’il lui trouve ? » C’est vrai, Helen était plutôt banale. A côté de lui, elle passait inaperçue. Le contraste était saisissant. Lui, disait, « c’est l’amour de ma vie, ma petite Héla ». Héla était le surnom qu’il lui donnait. Jonathan ressentait sa beauté intérieure. Il avait ce qu’on appelle le sixième sens. Et Helen était une femme en effet sincère, vraie, ne blessant jamais personne, toujours donnant bon conseil, toujours de bonne humeur et souriante. Une vraie perle. Même lorsqu’elle s’énervait contre son homme, le soir même, elle savait toujours se faire pardonner. Elle le faisait rire. Et pourtant, à les voir faire leurs courses ou dans la vie de tout les jours, ils avaient l’air de s’ennuyer. Elle lui donna quatre charmants enfants. Ça faisait photo de famille, cliché : ce bonheur était trop parfait, tout comme le quartier dans lequel ils résidaient. Jamais de disputes, sinon, très vites étouffées ou pardonnées. Tout le monde les enviait, « un couple charmant, irradiant de bonheur » disaient les voisins. Et beaucoup de jalouses qui disaient en voyant leurs gamins, « ils ne sont pas très beaux, ils tirent plus de la mère que du père », ou à l’inverse, « physiquement ils ont tout de leur père ».

Comment a-t-il rencontré Helen ? A vrai dire, c’était une vendeuse chez qui il allait acheter ses journaux en braille. Son rire vous pénétrait l’âme par sa pureté et sa naïveté. Elle n’était pas calculatrice. Jamais elle n’avait pensé un jour se marier avec ce professeur que toutes les étudiantes convoitaient. Elle se souvint lorsque ses plus proches amies disaient de lui encore célibataire, « d’accord il est aveugle, mais il est trop beau. Et c’est encore mieux, il ne verra ni nos bourrelets en trop, ni notre cellulite, ni nos défauts. C’est le top. »

Jonathan et Helen vivaient en plein bonheur, un bonheur paisible, comme le titre du film un long fleuve tranquille. Ils se comprenaient, refaisaient le monde comme d’éternels jeunes amants de vingt-ans, malgré le niveau intellectuel et la connaissance qui les séparât. Il tenta plusieurs fois d’encourager sa femme à faire des études, mais elle, invariablement lui répondait : « Comment veux-tu que je fasse avec nos enfants ? Qui va les éduquer ? Une nounou ? C’est hors de question ! J’ai été élevé par une nounou et voilà le résultat : je ne vois quasiment plus mes parents, tant ils n’ont pas développé de sentiments parentaux et affectifs à mon égard, de purs égoïstes ! Et je ne veux pas que cela se reproduise pour mes enfants, tu comprends ? Quand ils seront plus âgés, là oui, je reprendrais des études ». Cette relative harmonie dura une quinzaine d’années, jusqu’au jour où Jonathan après avoir été renversé par une voiture recouvra petit à petit la vue.

Cela arriva comme un miracle. Helen était heureuse à l’idée qu’il la contemplât enfin jusqu’à l’éclat de ses yeux pétillants, jusqu’au tréfonds de son âme, pour qu’il constatât à quel point elle l’aimait. Avoir un cinquième sens effectif n’était pas anodin, même s’il ressentait tout cela instinctivement ou intuitivement, comme le font tous les aveugles, à l’instar du célèbre Dardeville tiré des Comics (BD) : avocat de jour, super héros de nuit. Elle exultait de bonheur, enfin il verrait leur maison plein pied avec ses aménagements pour lui faciliter les déplacements, expliquant pourquoi il y avait autant de baies vitrées et d’espaces: Jonathan aimait ressentir l’effet du soleil sur sa peau. Aveugle, il était obsédé par la chaleur de la lumière. C’était une villa en bois, toute blanche et aux volets rouge cerise, avec des petits cœurs çà et là assortis avec sa chevelure et celle de ses enfants. Ils avaient aussi un chien dénommé Crocus, un petit cocker avec des reflets safran et plutôt rouge cuivré comme dans Boule et Bill. Les enfants passaient leurs weekends à jouer et à nager avec lui dans la piscine. Quant à leur papa il lisait ses journaux ou ses livres en braille sur le bord, ou parfois mettait son ordinateur sur la fonction lecture qu’une voix électronique féminine plutôt agréable s’évertuait à lui lire ses documents en PDF. Les enfants, tous en cœur « papa ! Viens nager avec nous ! » La piscine était aménagée de manière à ce que l’entrée et l’immersion se fasse de façon progressive et les rambardes étaient fixées de chaque côté afin qu’il puisse s’y raccrocher. Et le soir, Jonathan allait à son bureau où il n’aimait pas y être dérangé, afin de corriger les copies de ses élèves après les avoir scannées pour ensuite être traitées et lui être lus par cette fameuse voix électronique : la technologie avait fait de tels progrès, qu’il eut été impensable dans un passé pas si lointain, qu’un enseignant aveugle puisse apprendre la philosophie et intervenir sur des copies d’élèves dotés d’une vue normale et écrivant sur du papier normal. Mais les directives nationales et internationales allaient de plus en plus vers ce type de normalisation : l’intégration des handicapés à tous les niveaux du tissu professionnel ; tant que cela était possible, et cela le devenait grâce à l’informatique.

Jonathan aimait cette voix électronique qui lui avait lu des livres et des livres, durant toutes ces années, comme celle d’un tendre proche de la famille. Elle était langoureuse, chaude et profonde, comme celle de ces femmes venues des steppes lointaines, tel un mystère russe enveloppé dans une énigme ; voix envoûtante, indomptable, fatale et dominatrice ; tout ce qui fait la beauté de l’esprit labyrinthe slave. Un peu comme James Bond sous le charme de Nikita : où la passion côtoie le risque, la mort, la trahison. Ne restait que l’instant présent, cette voix monocorde et apaisante, comme une brise fraiche de Sibérie… et lui, perdu au milieu du désert glacial de ses pensées. Parfois, la voix criarde de son épouse venait rompre ce charme et cette apesanteur, « Ah table chéri ! C’est prêt ! ». Seul son rire gardait son côté cristallin.

   

 


[1] EL James, Les cinquante nuances de Grey, éd. JC Lattès.

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