Ecrira qui écrira le dernier

 

Monsieur Sébastien Floche était ouvrier qualifié sur machine automatisée. Il passait ses journées à guetter les éventuelles pannes, afin d’optimiser son rendement. Il travaillait sur une machine de cinq mètre de long, sur quatre mètre de large, et deux mètres de haut. Celle-ci produisait des pièces en plastique moulé. Mais dès qu’il avait un instant de répit, il semblait réfléchir, marmonner des phrases, se parler à lui-même, gesticulant parfois. Ses camarades de travail se moquaient de lui, pensant qu’il était pris de folie.

En réalité, il n’aspirait pas à finir ses vieux jours dans cette usine. Il rêvait d’être écrivain, et pour lui c’était possible, puisque des types comme Louis Calaferte qui avait travaillé à l’usine ou Raymond Carver et Charles Bukowski qui avaient commencé par des petits boulots avaient réussi. Pour cela, il lui fallut revoir toutes ses bases de grammaire, d’orthographe, et de conjugaison. Et lire, lire encore et encore. Et bien sûr écrire, pas une mince affaire. Il manquait toujours de temps, ou plutôt celui-ci était sans cesse segmenté. Il était sans cesse interrompu par le travail et les obligations familiales, mais lui n’avait qu’une idée en tête : écrire. Son calpin à la poche et un stylo à l’oreille, comme ça, dès qu’une idée venait à l’improviste, il la notait pour ne pas l’oublier. Il observait tout, les moindres détails de la vie quotidienne, tout était objet à un début de récit ou à une anecdote.

A la maison, sa femme et ses enfants se riaient de lui. Il avait l’air sérieux avec sa grosse moustache façon Nietzsche, ses petites lunettes de lecture sur le nez et ses livres qu’il lisait sans cesse. Il écrivait tout ce qui lui passait par la tête. Tout l’inspirait. Il rêvait d’avoir son nom sur une reliure de livre ou de parler dans ces émissions culturelles, entouré d’intellectuels qui ont réponse à tout, qui se raclent la gorge à chaque phrase et prenant le temps de peser leurs mots : « Hum, oui je pense en effet que, hum… ce courant de pensée est dans la lignée du fameux philosophe… »

Il restait souvent tard le soir, émerveillé devant son écran de télévision, à prendre des notes. Il avait déjà imprimé deux manuscrits : l’un racontant les mésaventures d’un ouvrier, un genre de vaudeville ; et l’autre, relatant l’histoire d’un français moyen qui se sentait envahi par les étrangers : reprenant le plus souvent les thèses d’extrême droite. En effet, il était un grand admirateur de Richard Millet, lui aussi se sentait envahi par les immigrés. Il pensait qu’il y en avait trop. Il avait adoré Lauve le pur, et notamment l’Eloge littéraire d’Anders Breivik.

Il envoya ses manuscrits à plusieurs maisons d’éditions, et la réponse était invariablement un non poli, suivi d’un encouragement. Il ne comprenait pas pourquoi est-ce qu’on ne reconnaissait pas son talent. Etait-ce parce qu’il était issu du monde ouvrier, qu’il aurait dû s’appeler Beigbeder ? Il lisait les livres récemment parus afin de les comparer à ses écrits, convaincu de son talent.

Néanmoins, il ne lâcha pas prise, pensant que sûrement le thème de ses livres était trop banal. Il décida d’écrire des histoires plus démentes, plus crues, remplies de sexe et de sang. « C’est ça que veulent les lecteurs », pensa-t-il. Mais cela manquait de sincérité et de crédibilité.

Quelques mois plus tard, il envoya son nouveau manuscrit. Il n’eut pas de réponse. L’indifférence était quelque chose qu’il ne supportait pas. Il prit une semaine de congé, et décida d’aller à la maison d’édition, dont il avait trouvé les coordonnées sur Internet. C’était un bâtiment simple, situé dans les vieux quartiers de la mégalopole. Il arriva en jean basket, blouson en daim, alors qu’autour de lui dans ce quartier marchaient des hommes et des femmes en costume ou tailleur et attaché caisse, l’oreillette colée à l’oreille, signifiant par là, qu’ils étaient ’’over-bookés’’. Il eut lui aussi l’idée d’acheter un de ses portables pour montrer qu’il était ’’in’’, dans le coup quoi, de son époque. Il paya l’accessoire plus de 100 euros, rien que ça.

Et lorsqu’il entra dans les locaux de la maison d’édition, il n’y vit que des hommes et des femmes décontractés, l’air baba cool, les grosses tignasses des sixties. Il fut rassuré. Il attendit debout. Une réceptionniste le reçut, croyant que c’était encore un de ces techniciens réparateur de photocopieuses. « Vous désirez ? », lui demanda-t-elle tout sourire. « Euh, oui, j’aimerais rencontrer votre directeur » répondit-il en balbutiant. « Oh, je suis désolé, mais il n’est pas là aujourd’hui » lui dit-elle en inclinant la tête. « Est-ce que je pourrais parler alors à un responsable ? », demanda-t-il à nouveau. « C’est pourquoi au juste ? » lui dit-elle, cette fois intriguée par tant d’insistance. « Euh, j’ai envoyé un manuscrit à votre maison d’édition et je n’ai toujours pas reçu de réponse » lâcha-t-il enfin. Elle le regarda lentement de la tête au pied, et lui demanda, « Vous-êtes ? 

_Heu, monsieur Sébastien Floche

_Attendez ici, je vais vous chercher un de nos conseillers ».

Elle revint avec un homme, qui lui fit signe de le suivre. Ils se retrouvèrent dans un bureau. Sébastien déballa toute son histoire sous l’œil attentif du conseiller. Et celui-ci lui répondit calmement :

« Vous savez monsieur Floche, il y a tellement d’auteurs qui nous envoient leur manuscrits, qu’à vrai dire, il faut du temps pour les lire, et une fois qu’ils ont été étudiés, décortiqués, critiqués, il y a une commission pour savoir, si oui ou non, on peut parier sur tel ou tel produit.

_Dites plutôt monsieur que vous ne décidez de rien et qu’on vous met la pression, pour publier ou ne pas publier tel livre.

_Excusez-moi mais qu’est-ce que vous entendez par on vous met la pression ?

_Oui on vous censure, c’est connu. Et bien, les politiques et certains lobby et autres groupes occultes…

_Détrompez-vous. Nous sommes indépendants de toute pression extérieure. Je ne vous cache pas que nous faisons parti d’un groupe puissant, dont l’influence s’exerce sur tous les acteurs de l’édition (libraires, auteurs, médias, autres éditeurs). Elle rend plus efficaces des politiques centrées sur le marketing qui transforment la façon de faire un livre, les critères de sélection des auteurs et des manuscrits. Ça c’est sûr.

_Voilà c’est ce que je disais.

_Mais c’est obligé de choisir son produit. On ne va pas publier n’importe quoi.

_Mais le marketing conduit à l’uniformisation de l’offre. Ne pensez-vous pas monsieur ?

_Mais rien ne vaut un bon sujet polémique pour que les journalistes aient quelque chose à dire sur le livre, le transformant ainsi en débat sur une question d’ordre général. L’un des ressorts du coup médiatique est en effet de faire parler du livre de manière que le titre soit mémorisé, qu’il émerge de la masse et provoque des décisions d’achat. Parallèlement, l’éditeur peut faire valoir aux libraires l’impact de sa campagne publicitaire, l’abondance des articles de presse ou des émissions télévisées qui parlent de l’ouvrage.

Lors de la rentrée précédente, _environ 700 nouveaux romans ont déboulé sur le marché. Aucun libraire ou journaliste ne peut les lire tous. Seuls seront connus du public les écrits qui ont bénéficié d’une promotion, soit que l’éditeur soit parvenu à les imposer aux libraires, soit qu’il ait obtenu le concours des médias, soit que les romans aient reçu un prix littéraire, dont on connaît l’impact sur les ventes.

_Donc, vous me dites que le consommateur se croit libre d’acheter le livre de son choix, mais qu’en réalité, il ne choisit que parmi ceux qu’il trouve en librairie, ou dont les médias ont parlé. C’est scandaleux !

_Navré, mais c’est la triste réalité. Les ventes d’un livre dépendent donc principalement des modalités et de la puissance de sa promotion. Le succès n’est plus le produit d’une multitude de décisions d’acteurs autonomes (critiques, libraires, lecteurs...), mais celui de l’influence de l’éditeur sur l’ensemble des acteurs qui participent à l’information des lecteurs. Et sachez que, si votre livre traite d’un sujet banal, que si vous n’êtes pas connu, pas reconnu en tant que chercheur ou journaliste, alors vous n’avez aucune chance.

_En gros, c’est du business. Je raconte ma vie dans mes livres, je m’arrache les tripes et vous… Vous me dites que ce n’est qu’une question de réseaux, de connaissances, de business.

_Peut-être aussi que vous n’avez pas la fibre littéraire. Je suis désolé monsieur.

_Alors, il faut que je tue, que je viole, que je fasse de la prison pour que l’on m’écoute, que l’on daigne publier ma vie. Ou à l’inverse, que je sois violé, humilié, comme ces beurettes qui n’ont aucun niveau scolaire, mais à qui on a fait un livre, parce qu’elles ont été violées dans la cave d’une cité. Que je fasse de la téléréalité, la pédale. Ou pire encore, que je mange ma fiancée tout comme l’a fait Iseï Sagawa, qui a défrayé la chronique. Il a simulé la folie et a évité la prison à vie. Et en récompense, on l’a laissé publier un livre qui a très bien marché… Il à même reçu un prix littéraire ! C’est le monde à l’envers ! C’est ça que vous voulez ?

Le conseiller eut un rictus d’irritation.

_Là maintenant, je sais ce que je vais faire, bande de salauds. Destructeurs de rêves. »

Il sauta sur le conseiller et lui mis un couteau sous la gorge.

Il hurla : « _Maintenant ! Je veux la presse, les médias, et toute la clique ! Je vous prends en otage, bande d’enculés ! Ouais, vous vous auto-congratulés entre diplômés de telle école de journalisme ou je ne sais quel université ou institut de science politique. Intellos de mes deux. Une vraie secte ! Bande d’intellos suce-boules que vous êtes !

_Calmez-vous monsieur ! Vous savez, vous pouvez vous publier vous-même, à vos frais, à compte d'auteur ! Pas besoin de maisons d’éditions !

_Ta gueule, fils à papa ! Je te le jure que si je ne passe pas à la télé ce soir et que si l’on ne me laisse pas publier mon livre racontant ma vie, je te crève.

Le conseiller se mit à gémir, puis à pleurer comme une fillette.

_Ah ça, vous aimez exploiter le malheur des gens, parler des fous, des criminels, des terroristes, des bougnoules en manque d’intégration, mais la vie d’honnêtes gens comme moi, bien français, ça non ! »

Dans le hall, tout le monde courrait, affolé, pour sortir dehors. On voyait la scène du bureau à travers les grandes façades vitrées.

La police ne tarda pas à venir. Sébastien s’imagina qu’on envoyait des tireurs d’élites sur les toits des bâtiments d’en face et d’autres embusqués ça et là, attendant le signal. Sébastien n’avait pas pensé qu’à cause de ces grandes vitres, typique des bureaux modernes, afin d’avoir le maximum de luminosité, qu’il s’exposait au tir des snipers, fruit de son imagination débridée. Il supposa être sur la ligne de mire d’un de ces fusils de tireurs d’élite du GIGN, le laser pointé sur son front.

Il supposa comme dans les films américains que les négociations allaient durer des heures. Il voulut que des caméras de différentes chaînes fussent maintenant là, à s’interroger sur son profil psychologique, sur sa vie.

Il savait qu’après l’incident, on interrogera sa femme sous le choc. Sachant les heures de sacrifice, les concessions, les nuits où son mari préférait se retrouver à faire du traitement de texte devant l’ordinateur, plutôt que de lui faire l’amour.

Il voulait juste qu’on l’écoute, lui qui avait tant donné pour son rêve, lui qui essuyait sans répondre les moqueries du personnel ou des dirigeants de l’usine qui le rabaissaient toujours plus, leur supprimant primes et autres avantages, à cause de la conjoncture économique leur disait-on.

Marre, marre de cette vie, répétitive, monotone, de cette machine qui ne fait qu’abrutir, de ces rendements, de cette course effrénée vers plus de profits.

Il vit les agents de sécurité armés rentrer dans la pièce lui disant « calmez-vous monsieur, calmez-vous monsieur ». Il eut un moment de lucidité, se rendant compte de la gravité de son geste. Il décida alors de fuir par l’autre porte de secours. Il y eu une poursuite à travers les bureaux et dans les escaliers de secours. Les flics le voyant avec ce couteau à la main ne voulaient pas qu’il blesse quelqu’un sur sa route. Ils se sont dit qu’ils avaient à faire à un déséquilibré. Ils voulurent l’intercepter au plus vite, mais l’homme tomba lourdement dans les escaliers à se rompre le cou. Puis on appela l’ambulance et Sébastien mourut peu de temps après.

L’événement fit scandale : tout ça pour un livre. Les politiques se saisirent de l’affaire. La gauche critiquant la fermeté de la droite, de la police, et la droite la compassion, le laxisme, et la culture de l’excuse de la gauche même pour les criminels, les fautifs. Le directeur de la maison d’édition expliqua :

« Nous avions lu son livre, mais il y a avait tellement de propos antisémites et racistes que nous n’avions pas voulu aller plus loin. Vous savez nous sommes plutôt de gauche ici, et les idées d’extrême droite ne sont pas dans notre ligne éditorial. »

On invita madame Floche, sa femme, sur les plateaux télé. Elle parla de son mari. Des magistrats se saisirent de l’affaire pour critiquer les méthodes policières devenues trop musclées. L’extrême droite accusa la police de plus tirer sur les « honnêtes citoyens français » (bien sûr, blancs de culture chrétienne) que sur certaines racailles (arabes ou noirs). De nombreux articles furent écrits sur la question.

Monsieur Floche avait peut-être eu ce qu’il voulait. Pas tout à fait. Il n’était plus là pour exprimer sa joie et sa fierté. En effet, maintenant, on le citait partout. Et son nom apparaissait dans d’autres livres. Même un écrivain renommé, s’était intéressé à son histoire et en avait fait un best-seller : l’éloge littéraire de Sébastien Floche.

 

 

PS : S’il vous plait, ayez la bonté de lire mon manuscrit. Ne me refoulez pas comme Sébastien Floche. Je ne veux pas finir entre quatre pages.

 

 

Retour à l'accueil