Décidément l’amour

 n’est pas aveugle

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Suite à l’accident donc, Helen venait le voir à l’hôpital tous les jours, lui apportant des fleurs, du soutien, de la tendresse, des caresses. Mais au fur et à mesure que le regard de Jonathan se précisait, il y avait comme un décalage entre ce qu’il ressentait et ce qu’il voyait. Helen lui apparut avec ce sourire comme quelque chose de niais, une mauvaise blague, une farce ; il remarqua que le regard de sa femme souffrait d’un léger strabisme ; et ce qu’il ne supporta pas par-dessus tout c’était ces tâches de rousseurs et ces cheveux roux. Ses enfants aussi étaient roux, et cette couleur l’agressait au plus profond de son âme. Il eut envie de pleurer. Pourquoi ressentait-il cela ? Il en avait honte. Est-ce un caprice de l’âme ? Pourtant il reconnaissait leur voix, il les aimait, mais ne supportait pas cette couleur criarde, rouge sang. D’ailleurs, lorsqu’il découvrira les volets de sa villa et le cocker de la même couleur, il ne pourra comprimer un léger grognement de dégoût.

_Mais qu’est-ce qu’il y a chéri, tu as perdu la tête ? Pourquoi veux-tu repeindre les volets en bleu et me demander à moi et aux enfants de nous teindre les cheveux ? Ne disais-tu pas qu’il faut accepter l’autre tel qu’il est ? Et que l’amour est au-dessus de tout ça, au dessus des apparences ? demanda Helen avec un trémolo dans la voix.

C’est sûr que sa femme n’avait plus le corps de ses 20 ans, quelques bourrelets et de la cellulite çà et là. Malgré tout Helen était pas mal pour son âge. Mais elle paraissait fatiguée, les yeux cernés par les soucis de la vie, menant sa petite routine de mère au foyer comme personne. Une véritable Housewives ! Jonathan se vit dans le miroir de la salle de bain. Il se trouva séduisant malgré les tempes grises et la légère calvitie qui commençait à faire ses effets.

Mais, il était hanté par l’infirmière qui l'avait bordé des nuits durant, qui prenait soin de ses piqûres, de sa température, et passait comme un ange. Au début, il n'entendait que sa voix. Troublante coïncidence, la même voix que sa traductrice électronique.
Puis son regard commençant à se préciser, il voyait la silhouette d'une femme très grande de taille, très élancée, typique des européennes de l’est. Il apprit par la suite qu'elle s’appelait Natacha. Brune au regard de braise. Son décolleté y était aussi pour quelque chose. Jonathan garda ses coordonnées même après la sortie de l’Hôpital. Ils devinrent amis puis amants. Toute la ville était au courant. Helen était toujours aussi heureuse, elle ne se doutait de rien.

Ce qui lui plaisait le plus à Natacha, c’est que Jonathan était un homme marié, bientôt la cinquantaine même s’il en faisait quinze ans de moins, mûr, pas un de ces écervelés de son âge qu’elle rencontrait en discothèque à l’instar de ses précédents amants. C'était un homme posé, et elle avait besoin de ça. Et elle ne supportait plus tous ces médecins internes qui menaient aussi pour la plupart une double, triple, voire quadruple vie, et qui couchaient avec toutes les infirmières.

Or, Jonathan lui paraissait différent. Elle apprenait toujours quelque chose de nouveau avec lui, la philosophie, ce qui la changeait des termes cliniques et médicaux. Ils formaient un couple assorti.

Mais de jour en jour, Helen ne comprenait plus le comportement de son mari, qui prenait des distances, qui s’énervait pour un rien, qui paraissait toujours pressé. Jusqu’au jour où la rumeur lui arriva aux oreilles. Au début, elle n’y croyait point, pensant que ces commérages n’étaient que le fruit d’une jalousie maladive. Elle se répétait, « non, pas mon Jonathan. Les autres oui, mais pas lui. » Elle commença à fouiller son portable, sa messagerie, son carnet d’adresse, sa boîte mail. Il y avait tellement d’adresses mail et de numéros de téléphone, c’était comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Elle résolut alors de le faire suivre. Le détective engagé remarqua qu’il allait souvent à une certaine adresse. Elle fit ses recherches et découvrit que la jeune demoiselle en question est infirmière au mémorial Hôpital de la city, là où son mari s’était fait hospitalisé. Et sur le coup, elle s’est dit, « non, il doit prendre des piqûres pour son traitement. Il n’est pas tout à fait guéri. »

Et pour en avoir le cœur net, un soir, alors qu’il prétexta qu’il devait rester davantage à l’université pour corriger une thèse. Elle laissa ses enfants à sa sœur, et attendit dans sa voiture un peu plus en retrait de l’entrée où habitait l’infirmière. Après une bonne heure, ils sortirent bras-dessus bras-dessous et s’embrassant sur le cou. Elle en fut effondrée. Elle voulut foncer à toute allure contre un mur et se crasher avec sa voiture, ou les renverser lui et sa maîtresse, mais elle pensa aux enfants. Ce fut comme un coup de tonnerre, un coup de couteau dans le cœur.

Elle l’attendit toute la nuit dans le salon, prostrée dans le fauteuil comme en ces nuits de drame, résolue à avoir des explications, le mascara dégoulinant sur son visage constellé de taches de rousseur, ce qui la rendit encore plus misérable.

Il rentra et prit peur, ne se doutant pas de sa découverte :

« _Mon Dieu, qu’est-ce qu’il y a Helen ? Les enfants ? Tom ? Bill ? Katy ? Cindy ? Répond !

_Non, dit-elle en pleurs.

_Ta mère ? Ton père ? Mes parents ? Dis-moi ! Un accident, un décès ? Répond je t’en supplie ! S’exclama-t-il en la secouant comme un pantin désarticulé.

_ Non, c’est toi.

_Moi ? Quoi moi.

_Tu ne m’aimes plus.

_Mais si je t’aime.

_Et l’autre tu l’aimes ?

_Quelle autre ?

_Ton infirmière.

_Quoi mon infirmière ? Elle me fait des piqûres, c’est tout. N’écoute pas les rumeurs. Tu sais, les gens essaient de nous détruire.

_Tu mens ! hurla-t-elle en lui envoyant une gifle. Je t’ai vu de mes propres yeux lui embrasser le cou en bas de chez elle, vous marchiez comme un couple d’amoureux. Tu me dégoûtes !

_Mais chérie, je…

_Tais-toi ! Dis-le, tu ne m’aimes plus ?

_Mais si. Il était tout confus ne sachant que répondre.

_Prends tes affaires et va chez elle. Maintenant tu es un grand garçon je crois. Dès demain j’entamerai les procédures du divorce. Il aura suffi que tu recouvres la vue pour me trahir. Décidément, je te croyais différent. »

Jonathan avait reçu toute cette discussion comme une douche froide. C’est seulement à ce moment qu’il se rendit compte de la gravité de ses actes. Il fit sa valise et alla à la chambre de ses enfants qui dormaient à poings fermés comme pour les voir une dernière fois, n’ayant pas conscience du changement qui était en train de se jouer : bientôt, ils ne verraient leur père qu’un weekend sur deux, leurs parents se disputer à chaque fois qu’ils se retrouveraient, la mère écorchée et hystérique, et le père coupable et abattu.

Jonathan après tout pensa que voilà c’est comme ça, c’est la vie. Il fallait que cela arrive. Comme s’il n’avait pas de remords. Comme si ces quinze années n’avaient jamais existé, effacées par cette belle amazone tel un vent de Sibérie.

Il retrouva Natacha. Elle était très belle en effet, et cela le rassurait. Elle attirait tous les regards. Ils formaient un couple sexy. On aurait dit George Clooney et Gwyneth Paltrow. Mais seul bémol, avec son métier d’infirmière, elle travaillait la nuit, et lui, le jour ; ils ne faisaient que se croiser furtivement, tout comme leurs baisers et leurs étreintes. Les premiers jours, les premières semaines, les premiers mois, la passion se contentait de peu, et surtout du manque. Mais au bout d’une année, voire bientôt deux, le vent commençait à tourner. Des fois, elle sortait avec ses amies alors que lui allait dans des séminaires pédants et autres colloques pompeux. Elle n’était pas aussi passionnée de philosophie que lui. Il regretta déjà l’époque où sa femme lui donnait des conseils pour le détendre ou le rassurer sur l’exposé qu’elle lisait d’un air sérieux, même si elle en cernait vaguement le sens, avant qu’il ne fasse son apparition devant le public, « c’est super, comme d’habitude chéri ! », suivi d’un long baisé réconfortant, et parfois d’une bonne tranche de rire pour décompresser : se moquant d’une mauvaise tournure de phrase ou d’un mot mal prononcé par une langue fourchée de fatigue et de lectures incessantes. Il regrettait sa présence chaleureuse, ses corrections de texte, ses jeux de mots, ses applaudissements ; il entendait ses cris de joie, ses pleurs, sa voix. Là, plus rien. « Helen ! », s’écria-t-il au milieu de la nuit, seul dans son lit, réalisant enfin qu’il avait perdu sa femme Helen.

Natacha ça commençait à devenir le Goulag, l’immensité de la solitude comme un prisonnier qui n’attend que le retour du geôlier méprisant, lui jetant la seule ration de la journée.

Maintenant, le seul sentiment que lui procurait Natacha était la jalousie. En effet, il était toujours là à chercher ou à se demander où elle était et avec qui elle était. Au début, elle trouva cela mignon, puis ces appels l’agaçaient de plus en plus, jusqu’à ne plus lui répondre. Elle fit connaissance avec d’autres collègues infirmiers, d’autres jeunes médecins, et rencontra d’autres hommes. Mais un certain genre d'artiste raté d'un petit groupe de Rock, commençait à attirer son attention. 

Un soir, Jonathan résolu de lui faire une surprise : dîner aux chandelles, puis ballade en ville dans les endroits les plus branchés, pour finir dans son appartement qu’il venait de louer. Il lui fit l’amour, ferma les yeux comme autrefois pour ressentir son cœur, son âme, et il fût troublé de ce qu’il ressentit. Elle copula avec lui comme si elle avait mangé une bonne pizza, un simple plaisir : Fast Love comme on se servirait au Fast Food. De la simple et pure baise. Rien de plus. Elle prit sa clope et alla à la terrasse. Il se rendit compte qu’il était avec une inconnue.

En réalité ce qui avait le plus excité Natacha au début c’était de le savoir marié, et malheureux en ménage: elle se voyait comme une sauveuse. Maintenant qu’il ne l’était plus, qu’il était à sa merci, elle n’avait plus la même passion, le même défi et le même enthousiasme à lui faire l’amour : comme un prédateur qui une fois sa proie désarticulée ne daigne plus la regarder, laissant place à la lassitude et à l’ennui. Elle avait eu ce qu’elle voulait. Pour elle c’était un challenge, faire divorcer cet homme de sa femme. Elle était consciente de son sex-appeal et de l’effet qu’elle avait sur les hommes. Jonathan n’était pas du genre à la tourmenter et à la rendre jalouse en allant voir d’autres femmes : trop sentimental, trop lisse, trop parfait. En effet, il avait toujours gardé ses habitudes d’homme marié, prévisible et casanier. Il commençait même à la fatiguer et à l’écœurer à force de harcèlement psychologique.

Jusqu’au jour où elle fréquenta cet autre homme, plus jeune, plus fou, un de ces Bad boys, un artiste raté en quête de reconnaissance. Ce dernier la trompait aussi et elle en souffrait, mais c’était de cette souffrance dont elle avait besoin pour se sentir vivre. Ce que Jonathan ne lui procurait pas. Ce déclassé, ce minable la frappait parfois, l’insultait, et elle se sentait fragile, dépendante de lui, comme une drogue. Il s’appelait Rick et était accroc à la cocaïne, au LSD, à la beu (Hachisch), et à l’alcool, bref tout ce qui pouvait le défoncer.

Jonathan apprit la liaison de Natacha et de Rick, il n’en fut même pas surpris comme s’il savait que cela devait arriver un jour. Après tout, comment une femme capable de détourner un homme marié de son épouse pouvait-elle restée digne de confiance ou fidèle, pensa-t-il ? Il la haït du plus profond de son âme et comprit qu’il n’était qu’un imbécile. Il voulut trouver ce fameux Rick et en découdre avec lui. Il voulut la tuer. Il souffrait.

 

En réalité, Natacha avait été claire dès le début avec lui. Elle avait été même très correcte et fidèle, mais la violence psychologique répétitive et injustifiée de Jonathan, ses manières de gars excessivement jaloux, avait rendu la relation invivable. Elle lui avait donné plusieurs fois sa chance, mais à chaque fois il retombait dans son obsession, voire sa psychose. Il était fou de son corps élancé, de son visage et de ses mimiques charmantes et surprenantes. Il était fou de ses moindres gestes, moindres mouvements. Elle était pour lui la grâce incarnée, le physique dont il avait toujours rêver en écoutant la voix électronique de son ordinateur qui lui lisait les documents lorsqu’il était encore aveugle.

De plus, il n'avait jamais appris à vraiment la connaître. Tout tournait autour de lui et de sa philosophie. Natacha lui avait dit: "Tu n'y connais rien aux femmes. As-tu déjà vraiment aimé une femme, ou bien, tout tourne autour de ta petite personne? C'est dingue d'avoir autant de culture, de lire tous ces bouquins sur la philosophie, mais en pratique tu es nul. Tu ne t'intéresses qu'à toi et à tes désirs, comme Humbert Humbert dans Lolita. Et mes attentes à moi, tu en fais quoi? Je ne suis pas ta Lolita, tu sais. Non laisse-moi. C'est trop tard!".  

 

Il ria de lui-même, et lui revint à l’esprit un passage préféré que récitait et relisait son ex-femme à longueur de journée, le mettant en garde de ne jamais la trahir, une des fameuses lettres d’Alfred de Musset dédiée à George Sand (Paris, février 1835) :

«(…) Tu m’as aimé, mais ton amour était solitaire comme le désespoir ; tu avais tant pleuré, et moi si peu ! Tu meurs muette sur mon cœur, mais je ne retournerai point à la vie, quand tu n’y seras plus ; j’aimerai les fleurs de ta tombe comme je t’ai aimée, elles me laisseront boire comme toi leur doux parfum et leur triste rosée, elles se faneront comme toi sans me répondre et sans savoir pour qui elles meurent.  »

Il se rendit compte qu’avec son ex-femme, il avait la paix intérieure, qu’il était en harmonie avec elle. Qu’il aurait suffi juste de pimenter un peu leur vie avec des surprises ; qu’il aurait tout simplement pu lui dire qu’elle avait de beaux cheveux mais qu’il trouvait le rouge agressif, que ça lui faisait mal aux yeux, et qu’il fallait juste les teindre d’une autre couleur. Il se rendit compte qu’il aimait réellement son ex-femme. Natacha quant à elle n’incarnait en réalité qu’un fantasme : l’infirmière sexy en blouse blanche sans rien dessous. Elle n’était pas réelle, encore jeune, voulait profiter de la vie comme elle lui disait. Il était devenu esclave de ses doutes, de ses caprices. Maintenant, il était fixé.

Subitement, il fut pris d’une réelle prise de conscience, « Je n’ai pensé qu’à moi-même, en pur égoïste. Où est le Jonathan qui faisait rire tout le monde ? Je n’ai jamais pris au sérieux les sentiments de mon ex-épouse, ou peut-être que je les tenais pour acquis, définitifs, éternels, qu’elle ne me quitterait jamais.  J’étais aveugle non pas au sens premier du terme, mais réellement aveugle à ce que je représentais pour elle, et surtout, à ce qu’elle représentait pour moi. »

Il décida de retrouver son ex-femme, mais on lui apprit qu’elle s’était mise en couple avec un homme très gentil. Il voulut quand même les voir lorsqu’il alla récupérer les enfants. Il avait l’air d’un chic gars. Ils avaient l’air heureux. C’était un homme simple, ni trop beau, ni trop grand, fier de son petit travail, sans prétention. Il avait adopté ses enfants comme les siens. Helen était radieuse. Jonathan connaissait ce rire, et cela lui fit l’effet d’un couteau que l’on remue dans une plaie.

En attendant, les jeunes louves ou étudiantes qui voulaient grimper dans la hiérarchie universitaire n’avaient aucun scrupule, contrairement aux demoiselles des générations précédentes, elles suggéraient régulièrement leur charme à leur professeur. La morale ou l’esprit de bien séance avaient disparu, Internet avec Facebook, Snapchat, les Visio en mode Webcam avaient pas mal dévergondé : fini les relations épistolaires ou platoniques, c’était l’heure de l’image, du voyeurisme, de la transgression, de l’interdit, là tout de suite maintenant, sur la cuvette des W. C, dans un ascenseur, dans la voiture... La limite entre le virtuel et le réel s’était estompée, créant des êtres hybrides, schizophréniques, qui à force de s’identifier à leur pseudonyme se créaient un autre Moi, plus entreprenant et moins complexé. Des êtres en totale désinhibition, pour qui tout était possible. Changement de mœurs, changement d’époque : de George Michael cachant son homosexualité et jouant le romantique lover dans Carreless Wispers, on passait à la Beach, de Lady Gaga ou de Miley Cirus, assumée et revendiquée : disciples et continuatrices de la provocante Madonna ou Paris Hilton. Hymne à la provocation, le monde moderne vie à l’heure du rêve du marquis de Sade.

Johnatan O’Neil se perdait dans des relations sans lendemain, et l’alcool n’y aidant pas, gâchait les occasions intéressantes de refaire sa vie. Il n’avait plus goût à rien, bien qu’il fût abonné à d’innombrables sites de rencontre, et qu’il avait une ribambelle d’amies virtuelles, des plus siliconées aux plus naturelles, des plus obscènes aux plus perverses et faussement candides ou ingénues. Il détestait ce qu’il était devenu, à force de baiser des filles pour qui il n’éprouvait rien du tout, si ce n’est parfois du dégoût, tout en se disant en lui-même, « décidemment l’amour n’est pas aveugle ».

 

 
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