Le Ying & le Yang

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« A cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant ».

Albert Camus, L’Etranger, éd. Folio.

 

Mon père était strict, même plus que ça je dirais, exigeant, intransigeant, autoritaire, voire violent lorsqu’il n’arrivait pas à ce qu’il attendait de nous. Si on travaillait bien à l’école, on avait droit à ses faveurs. Mais, si le cas inverse se présentait, on était puni et reclus dans nos chambres, mon cousin Bachir et moi-même. Il était souvent à la maison, on a grandi avec mon cousin comme des frères. On était autorisé à sortir avec nos copains jusqu’à une certaine heure déterminée qu’il décidait. Et puis, on n’habitait pas dans le même quartier que mon oncle, certainement pour éviter à Bachir les mauvaises fréquentations, car la plupart de mes autres cousins avaient déjà des antécédents judiciaires. Mon père venait à chaque réunion profs-parents d’élèves. On était suivi à la trace. Il faut savoir que mon père avait la rage. Il nous le disait souvent, « Ah si j’avais eu vos conditions ! ». En effet, il nous racontait qu’il avait fait des kilomètres pour aller à son école de campagne, qu’il n’avait quasiment pas de fournitures scolaires, qu’il était pauvre comme tous les autres  camarades de son époque, et qu’il était le meilleur de sa classe ; et que malgré toutes ces difficultés, cela lui était préférable au calvaire qu’il avait vécu à l’école coranique. Peut-être à cette période, c’est ce que racontaient tous les parents venus du bled à leurs enfants, pour donner l’exemple ? Récit quasiment similaire chez mes cousins et mes copains de la même origine que nous. Mais, je sentais un certain regret lorsqu’il me parlait de sa jeunesse. Plus tard, j’apprendrai que beaucoup de camarades de sa promotion qui étaient moins bons que lui, selon ses dires, sont devenus des directeurs et autres hauts gradés de l’armée royale. Quand j’y repense, mon père a connu deux exodes migratoires : le premier du monde rural vers la ville de Meknès, le second, d’une Médina du Maghreb vers une agglomération industrielle française… en cela, c’était comme passer de la Révolution Agricole à la Révolution Industrielle : comment ne pas comprendre alors tous ces espoirs d’évolution de carrière et d’une vie meilleur, avec tous les rêves de jeunesse et toutes les possibilités, mais c’était sans compter sur l’inertie de la routine et le déclassement social, voilà pourquoi tant d’aigreur.

Mon père voulait notre réussite scolaire plus que tout autre chose. C’est pour cela, que l’on restait beaucoup à la maison. Même plus tard, jusqu’à un certain âge voire même jusqu’à la veille de mon mariage, je lui demandais encore, par respect, l’autorisation de sortir le soir.

Mon père ne cessait de louer Leïla et Bachir pour leurs bons résultats, bien que Leïla étant plus jeune que moi de quelques années, avec mes deux années de retard, elle m’avait quasiment rattrapé. Mon père ne cessait de me rabaisser, de m’insulter de « hmar » ou de bourricot. J’avais fait le beau coq au Lycée général. Maintenant, mon père était persuadé que les études de Lettres n’étaient pas pour moi. Il me voyait comme technicien ou informaticien. Moi-même je pensais que je devais faire acte de pénitence, comme une jeune fille ou un jeune garçon qui a décidé de se retirer au couvent. C’était ma façon à moi de demander pardon à Dieu, de me repentir de l’épisode avec ma prof de français. C’était là, comme un spectre, comme un reproche, dans le regard : une façon de me faire constamment culpabiliser. Après cette année scolairement et sentimentalement chaotique suite à mon histoire avec ma prof, j’ai fait quatre années d’internat à 40 kilomètres de chez moi, comme pour me retirer à la manière des nones. J’ai intégré le lycée technique J-H F* de Carpentras, situé sur une colline à côté d’un imposant viaduc, établissement scolaire d’une superficie impressionnante avec ses cours, ses ateliers et ses bâtiments espacés. Certains disaient que c’était le lycée le plus fleuri et le plus agréable du département, voire de la région PACA, surtout qu’on avait une vue magnifique sur le Mont Ventoux qui émergeait du fond de la cour : une vraie carte postale en plein air. Dans cet établissement, j’y ai étudié l’électrotechnique, seulement pour être dans le même lycée que mon cousin Bachir. Les moteurs à courant continu, à courant variable, les transformateurs, les condensateurs, les circuits imprimés, les intégrales, les nombres complexes et les impédances, etc. Qui m’aurait dit que j’allais étudier ça un jour ?  On faisait des travaux pratiques répartis dans la semaine, un total de 4 heures en mécanique, 8 heures en atelier à faire des branchements, 8 heures à étudier les moteurs électriques, etc. Le soir en salle d’étude, on devait faire nos devoirs. Mais nous étions fatigués après les huit heures de cours de la journée. Nous avions des semaines de 36 heures. Ce n’était pas vraiment le pied, surtout que je n’avais jamais imaginé faire ça un jour. En effet, je rêvais d’études littéraires et artistiques. Alors que mon cousin Bachir avait fait un bac E (genre de Bac S, mais plus technique). Ceux de sa section, que ce soit à l’internat ou au sein du lycée, se prenaient pour l’élite ; à force que les profs leur répétaient, « vous êtes la future élite de la nation ! ».

Malgré tout, l’internat restera une expérience œcuménique, un très bon souvenir de ma vie, une vraie micro société ! On était tous comme des ’’frères’’, plutôt dans la même galère. Beaucoup étaient fils de vignerons, et d’autres moins nombreux d’enseignants, de cadre, etc. Et les fils d’ouvrier comme moi, il y en avait quelques-uns, surtout dans les branches mécaniques et électricité. Peu connaissaient ce qu’on appelle la ’’banlieue’’ ou les ’’quartiers’’ ou les ’’cités’’. Pour beaucoup, dans ce contexte de première guerre du Golfe et de crise en Algérie, j’étais le premier ’’arabe’’ qu’ils côtoyaient aussi intimement. Il y en avait même un qui m’avait fait la remarque en dernière année, lorsque j’avais redoublé ma terminale : « C’est bizarre, tu ne pues pas la transpiration comme les autres arabes. » Et moi de lui répondre : « Ce sont les pulls et les chaussettes en polyester, et les tee-shirt en nylon, qui font puer. Tu sais, tout le monde n’a pas les moyens de s’acheter des pulls en laine et des tee-shirts de marque ou des chaussettes en coton, comme toi. »

Les deux premières années, on avait dormi dans des boxes à quarante par section : il y avait trois toilettes et six douches communes pour nous tous. Puis, deux ans plus tard, on a eu des chambres par quatre avec une douche individuelle. On se connaissait tous, du plus petit au plus grand, et jusqu’à la taille de nos parties intimes. Dans les douches communes, on était à poil. J’étais un peu complexé, parce que j’étais l’un des rares circoncis et comme je suis pudique, ce n’était pas gagné d’avance. D’ailleurs, il y avait un camarade d’origine turc qui ne se douchait jamais pour cette raison. Tout le monde se moquait de lui et l’appelait le « crade ». Mais ils ne pouvaient pas comprendre que dans notre culture d’origine et dans notre religion, contrairement à une certaine littérature décrivant les hammams remplis d’eunuques et d’homosexuels, que le fait de se déshabiller même en présence d’autres hommes est un manque de pudeur, de respect, voire de foi. Dans la tradition islamique, même les femmes ne doivent pas être nues entre elles. Parce qu’elles peuvent décrire à d’autres hommes le physique de leurs amies ou parce qu’il peut y avoir des tentations, c’est ce que disent les imams. Néanmoins, cela ne se respecte plus au Maghreb aujourd’hui. Dans les hammams tout le monde est quasiment nu, du moins en maillot, et les femmes __vieux souvenir d’enfance__ les seins à l’air.

Quoi qu’il en soit, à l’internat, dans la salle d’étude le soir, on se racontait tout, de notre enfance jusqu’à cet instant de camaraderie, dans les moindres détails. Heureusement que les surveillants étaient vraiment sympathiques. Eux aussi ils prenaient part à nos discussions. Chacun savait pour qui l’autre était épris ‘’d’amour’’. On passait plus de temps à parler de filles qu’à étudier le soir en salle de permanence. C’était de notre âge. Il y avait aussi des soirées spéciales blagues sallaces.

Dès que les surveillants généraux ou CPE (conseiller principal d’éducation) arrivaient, on faisait semblant de travailler. De toutes manières, la plupart du temps, ils étaient à moitié ivres, notamment celui qu’on appelait « la fouine ».

Je n’avais pas changé tout comme le dit la chanson de Julio Iglesias : Yé né pas changé ! avec son accent latino, et bien sûr son fameux Vous les femmes ! ; toujours le même rêveur et toujours les mêmes difficultés scolaires à rêvasser de jolies filles. Tout comme Stephen Vizinczey j’en venais à faire l’éloge des femmes mûres, car au lycée les filles étaient plutôt difficiles d’accès, ou peut-être, était-ce moi qui à force de réminiscences et de renfrognement, n’inspirait pas confiance et joie de vivre. Mes professeurs croyaient que je ne voulais pas travailler, que j’étais un cancre. C’était beaucoup plus compliqué que ça. Au-delà du complexe lié à mon origine, à mes crises existentielles d’adolescent, à mes amours impossibles, j’avais le mal de l’internat : permission de sortir le mercredi après-midi jusqu’à 18 heures, extinction des feux à 21 heures, réveil à 6 heures 30, trente minutes pour se doucher s’habiller et faire mon lit, trente minutes pour faire la queue au réfectoire et déjeuner, etc. On avait un régime draconien. J’avais l’impression d’être à l’armée même si je n’ai pas fait mon service militaire. Sauf que l’internat était mixte : les filles logeaient en dessous. Ce qui rendait tout de même notre enfermement plus supportable, mais non sans problèmes. Il était interdit de flirter selon le règlement. Mais cela n’empêchait personne de le faire. Bref, cela générait quelque fois des histoires qui finissaient mal, des querelles, des rumeurs, etc. En fait, tout ce qui fait une société. Sauf que celle-là, se cherchait, en quête d’identité et d’avenir. On se demandait : « Qu’allions-nous devenir après le BAC ? Et surtout, est-ce que j’ai choisi la bonne voie d’orientation ? » Sachant que plus on allait voir les conseillers d’orientation, moins on savait ce que l’on voulait faire.

Pour ma part, je n’avais fait électrotechnique que pour satisfaire mon père, suite à la déception que je leur avais causé au Lycée général avec cette histoire de prof amoureuse. J’avais raconté mon invraisemblable histoire à certains de mes camarades, qui en restaient ébahis, même si je savais que certains d’entre eux ne me croyaient pas du tout. Ils pensaient que je faisais l’intéressant pour épater la galerie et mieux me faire accepter par le groupe.

En attendant, c’est avec mes camarades d’internat que je suis allé en discothèque pour la première fois et que je pris mes plus grosses cuites. Je me souviens, que nous avions fait une fausse autorisation de sortie en imitant la signature de nos parents afin de sortir un jeudi soir pour l’anniversaire de l’un de mes camarades de classe, qui s’appelait Tony Perlucci. D’origine sicilienne, il nous invita d’abord au restaurant à manger de vraies Pizzas à l’italienne. Puis, nous finîmes la soirée en boîte où j’avais décidé de boire le maximum d’alcool : whiskies Coca, Malibu Coca, Téquila Schweppes. Je finissais même les verres de mes copains. C’était une période où j’avais décidé d’expérimenter la défonce pour m’évader, quitter cette vie qui n’avait plus de goût.

Je me souviens d’un matin en plein cours d’électrotechnique avoir vomis dans le lavabo de notre table de chimie. Le prof  avait compris que j’avais la gueule de bois. Tout le monde riait. J’étais pâle, blême, un vrai cachet d’aspirine. La veille j’étais tellement bourré que je ne tenais plus debout. Je tombais parterre et je ne ressentais rien. Je rebondissais contre les murs et les capots des voitures. Et en boîte quand j’allais aux toilettes pour pisser, je n’arrivais pas à viser la cuvette. J’avais l’impression d’être dans un bateau comme lorsqu’on fait la traversée entre l’Espagne et le Maroc à bord d’un Fast-Ferry, taillé pour la vitesse et qui en trente minutes vous fait aller d’un continent à l’autre. Je voulais aller au-delà de mes limites, savoir combien je supporte l’alcool, quitte à me taper un coma éthylique.

Le week-end, je rentrais chez mes parents pour retrouver dans l'après-midi mon meilleur pote Salah dans sa Fiat 127 à le voir fumer ses pétards. Pendant des années, depuis le collège où nous nous sommes connus, il me proposait d’y goûter, « Vas-y Chams, je t’assure ça va t’ouvrir l’esprit ». Au bled, mon cousin Hamou aussi me disait la même chose. J’avais toujours refusé contrairement à mon cousin Bachir, pourtant je savais que mon père buvait souvent dans les bistros du coin et qu’il fumait un paquet de cigarettes par jour. Mais mon père ne voulait pas que l’on boive ou que l’on fume, même si lui le faisait encore à l’époque, mais comme tous les parents qui veulent le bien pour leurs enfants il était intransigeant. C’est vrai que mon père ne fréquentait pas les autres ‘arbis (arabes) ou les vieux qui allaient dans les bars du centre-ville. Il allait dans des cafés plus chics et dans une autre ville de préférence. Il n’aimait pas la mentalité de notre ville, toujours à faire du chauvinisme : « Chez nous en Algérie c’est mieux  » ou « Chez nous au Maroc on a ça ». Il commençait à boire modérément, conciliant sa vie de famille, notre éducation, et son travail. Il avait néanmoins la tête sur les épaules, sauf quand parfois il pétait les plombs comme dans le « bon vieux temps » comme il le disait. Mais si je n’avais jusqu’ici jamais cédé à l’alcool ou à la cigarette ou la drogue, je crois que c’était grâce à ma mère. Tomber là-dedans, je l’aurais certainement déçue. Mais là, je m’étais trouvé des excuses : Lollie mon ex américaine, et ma prof que je ne cessais de ressasser dans ma tête, sentiment d’avoir tout gâché.

Salah était d’origine algérienne, c’était mon meilleur pote et ce que j’ai toujours apprécié chez lui c’était sa gentillesse et sa simplicité. On se comprenait. On a la même culture et les mêmes origines maghrébines, même si moi mes parents sont originaires du Maroc.

J’ai toujours pensé que quitte à fumer, il valait mieux fumer pour une bonne raison : se détendre et vider son esprit. Je trouvais le haschich plus logique, plus thérapeutique, quant à la cigarette elle fait puer de la bouche et les habits ou les tissus dans la maison gardent une odeur infecte, de renfermé. Qu’est-ce que je détestais mes camarades qui me parlaient près du visage de bon matin. Ils empestaient le chat mort. Et les filles, ne m’en parlez même pas, obligé de leur faire la bise en apnée ! La première fois que j’ai fumé un joint avec Salah, Bob Marley chantait la révolution, du moins son fantôme puisqu’il était mort. Puis on enchainait avec du Burning Spear, du Alfa Blondy, des Negresses vertes, du Noir désir, du US Army, du This Mortal Coil, et le décollage était assuré. De la voiture, le pare-brise plein de traces de doigts, on fixait les étoiles. Salah les tee-shirts toujours troués à cause des boulettes de shit et les doigts jaunis, roulait méticuleusement son joint. On refaisait le monde et parfois, on oubliait tout, emportés par la musique. Salah avait des copains « français de souche », chez qui on passait nos après-midi à jouer au ping-pong ou à se taper un plongeon dans la piscine. Bachir raffolait de la piscine et faisait des sauts de fou, comme d’habitude.

J’étais fasciné par la chambre à coucher de ces types, pleines d’affiches de concert, d’objets inutiles, de bandes dessinées, de livres, de chaîne HI-FI, d’ordinateur et autres jeu-vidéo, tout un univers. Très souvent leurs habits étaient assortis à leur chambre. Ma chambre à moi, était spartiate en comparaison, tout bien rangé, l’empreinte de mes parents y était pour quelque chose. Mon univers, mon intimité était diluée dans les produits de nettoyage de ma mère. Mes habits, banales, jeans Tee-shirt sans aucune distinction, produits de supermarché. J’avais quelques vieux posters de Mickael Jackson çà et là mais rien de remarquable. Seule originalité, je dormais dans un lit superposé. Parfois Bachir prenait le bas et moi le haut, et parfois c’était l’inverse. Et à l’internat c’était pareil, mon lit et mon armoire ressemblaient à ceux issus du même milieu social que moi, je n’avais jamais personnalisé ma chambre. Quant à ma bibliothèque, elle était d’une pauvreté affligeante : quelques Comics ou bandes dessinées américaines Marvel avec des super héros, Bien sûr j’étais fan de Comics depuis ma tendre enfance : Spiderman, Iron Man, Hulk, Batman, etc. Souvent des types en pantalon moulant à la Cobra comme dans le Manga, sans oublier les Albator, Captain Flam. Les supers héros ou le côté gay refoulé, je ne sais pas ; et puis la fameuse compilation d’encyclopédie Tout l’Univers que j’ai dû utiliser une ou deux fois pour un exposé en classe, un dictionnaire, quelques livres de poche que l’école nous avait fait découvrir, notamment Des fleurs pour Algernon, mon livre de chevet.

Par contre, ma sœur Leïla avait un univers bien à elle, je ne sais pas si c’était par son initiative ou ses copines qui l’avaient influencées dans ses goûts vestimentaires et musicaux. Elle aimait s’habiller en baba-cool, en style hindou. Elle se faisait passé pour une indienne et ça je l’ai su que bien des années après. Son groupe préféré c’était No Doubt avec la chanteuse blonde qui avait le point rouge entre les yeux à la façon indienne. Certes, ma sœur était blanche de peau, et c’est pour cela qu’elle se prenait pour Azir Benuto. Avec les idées en moins. Tout dans la séduction.

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