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« Si l’on observe ces vœux, on est criminel ; si on ne les observe pas, on est parjure ».

Jacques Diderot, La religieuse, éd. Folio.

Puis, de jour en jour à l’internat, et suite aux incessantes images de guerres et d’attentats terroristes, je ne supportais plus le regard pesant des élèves, notamment celui des externes. J’avais honte de demander à la cantinière devant tout le monde au réfectoire, si c’était de la viande de porc ou pas. Irrité que l’on me prenne pour un imbécile en me disant : « Chams, ce n’est pas de la dinde. Ils t’ont menti, c’est du porc. Tu peux me donner ta part ? » Fatigué de dire pourquoi je faisais le ramadan. C’est vrai, je n’ai jamais triché pendant le ramadan. Je l’ai toujours fait correctement mon jeûne. Peut-être ai-je bu un verre d’eau trop tôt une fois. Rien de grave. Je le faisais sans savoir vraiment pourquoi. Ma mère me disait que ça fait partie de notre religion et que c’est en solidarité avec les pauvres afin de ressentir la faim et la soif et d’être plus sensible à la misère du monde. Mais ces questions incessantes de mes camarades sur le pourquoi et le comment me fatiguaient à la longue. A tel point, que j’avais décidé de renier mes origines, de me renier. Je ne supportais plus ces regards qui se posaient sur moi au réfectoire, qui marquaient ma différence. Dès lors, je me mettais à manger tout ce qu’on me donnait. Je pensai alors « ça y est, je suis comme eux. » Je le voulais. Je le souhaitais. C’était mieux comma ça. Plus facile pensai-je. Mais… un arabe reste un arabe. Avec tout ça, les remarques racistes et les mauvaises blagues commençaient à refaire surface et à affluer à mon égard, le tout dans un climat de crise algérienne (avec le GIA et le FIS) et de guerre du Golfe et de profanation du cimetière juif de Carpentras. Je compris alors, que je ne pouvais pas être comme eux, que je ne le serais jamais. Et cela continue encore aujourd’hui avec les exécutions d’otages et les attentats. J’étais toujours l’arabe, le maghrébin, le musulman. Chams, un suspect parmi tant d’autres. Mais le plus souvent c’était les externes qui m’agaçaient, avec leurs airs supérieurs et leurs questions qui en disaient long. On m’a souvent dit : « vous avez ça dans le sang. Vous êtes trop violent. » Parfois, et surtout les externes, me rappelaient mes origines lorsque j’étais accompagné de charmantes demoiselles bien « gauloises », sûrement pour les avertir de mon altérité. « Il n’est pas des nôtres. » Du moins, c’est comme ça que je l’ai toujours ressenti et interprété. Sinon pourquoi à chaque fois qu’ils me voyaient, me parlaient-ils de l’Algérie ou de l’islam ?

Quant à mon cousin Bachir, grand aux yeux marrons-verts et aux cheveux châtains, il ne s’embarrassait pas de ces remarques. Il sortait avec des filles à la pelle. Tout l’opposé de moi, même s’il faisait cela de façon ostentatoire et provocatrice. Et il s’amusait à narguer tous ceux qui étaient jaloux, notamment les racistes. Pire, sa répartie était incisive voire impitoyablement perspicace : c’est pour cela que personne n’osait lui faire de remarque, de peur de se ridiculiser. Bachir a toujours été d’une intelligence aigüe. Je l’admirais. Il me faisait chaud au cœur, de les narguer du genre « moi aussi je suis en terminale E, moi aussi je suis destiné à un avenir brillant ». Il tournait à près de 16 de moyenne générale, et cela imposait le respect.

De plus, la situation avec certains de mes camarades d’internat et surtout d’externat, il faut le dire, commençait à partir sur de mauvaises bases d’irrespect à mon égard, et prendre un nouveau tournant. Suite à la profanation du cimetière juif, et aux railleries ou aux plaisanteries ironiques que certains d’entre eux m’adressaient en me saluant « salut Saddam ! » ou « salut le FIS ! » ou « avoue que c’est toi qui a profané le cimetière juif », cela me mettait devant le fait accompli ; ces accusations m’étaient insupportables et me ramenaient à la réalité : que quoi que je fasse, je ne serais jamais un français, du moins un français comme les autres. Parce que les ’’miens’’ étaient mauvais, et la preuve était que tous les médias le confirmaient et le confirment implicitement ou explicitement à l’unisson ; à force de montrer les mêmes images en boucle, et d’entendre inlassablement les mêmes commentaires sans aucune analyse de fond. J’avais même droit à « regarde, les musulmans égorgent les gens en Algérie… c’est ça votre religion ? », sur un ton d’incompréhension, de dénonciation, de haine et de mépris. Et je répondais « Ah bon, tu t’intéresses à l’Algérie maintenant ? Tu t’intéresses aussi à nos cités, à nos quartiers, aux arabes en général ? Tu nous aimes ? Tu m’aimes ? Parce que si c’était le cas, je l’aurais su : tu serais en train d’y faire Mère Térésa ou l’abbé Pierre dans nos quartiers et pas là à me casser les couilles... » On me faisait l’avocat du FIS, moi qui ne demandais qu’à me fondre dans la masse. On me répétait et on me demandait souvent «pourquoi est-ce que vous n’aimez pas les juifs ? ». A force d’entendre tout le monde le dire, intellectuels, médias, je pensais que cela devait être vrai. Une évidence. Génétique. Héréditaire. « L’arabe déteste le juif », c’est connu. D’ailleurs, j'ai toujours entendu dire que, les arabes n'aiment pas les berbères, que les musulmans n'aiment pas les juifs ou les chrétiens, que les algériens n'aiment pas les marocains, et aujourd'hui que les chiites n'aiment pas les sunnites, et vice versa. Réalité ou propagande machiavélique : diviser pour mieux régner ?

Or, personne ne m’avait expliqué qu'à cause de la Reconquista, les juifs et les musulmans avaient été persécutés par les chrétiens, et qu’ils  s’exilèrent d’Espagne pour aller au Maghreb ou au Proche Orient. Et que plus tard, sous la France de Vichy, Pétain demanda au sultan Mohamed V, futur roi du Maroc, d’extrader ses juifs, et celui-ci lui répondit : « Jamais ! Ce sont des citoyens marocains! ».

Je remettais tout en cause. « Je ne serais jamais un des leurs. Un arabe reste un arabe », pensais-je. Je comprenais alors qu’il fallait que je me trouve : « Qui suis-je ? ». Je devenais de plus en plus introverti. J’attrapais des crises de nerfs, et un jour, je me suis effondré dans un cri, un hurlement de rage, de tristesse, de désespoir, au milieu de la cours de récréation, pas loin du gymnase, là où... Un jour, tous mes camarades me virent arriver de ce même parking situé derrière le gymnase, mon visage marqué par des vaisseaux sanguins qui avaient éclatés et formés comme une toile d’araignée. Même l'un de mes yeux était devenu rouge sang. Inquiets, ils demandèrent à mon cousin « Mais qu’est-ce qu’il a ? ». Personne ne savait combien je souffrais de cette stigmatisation, moi qui avais rêvé d’Amérique, de faire ma vie avec Lollie. Personne n'imaginait mon mal. J’avais passé toute la journée à l’infirmerie. Je voulais mourir. Je ne pouvais pas être seulement cette brute, machiste, sexiste, ingrate, voleuse, fanatique, terroriste, que représente l’identité arabe dans l’inconscient de bon nombre de personnes racistes ou ignorantes. Et à cela s’ajoutaient mes déceptions amoureuses… Des regrets… L’impression d’avoir trahi mes parents, d’avoir raté ma vie…Un soir, l'idée m'avait effleuré de me suicider. « Cette vie n'en vaut pas la peine », pensai-je, triste d'être né du mauvais côté. Je pensais à Lollie, « dans son pays loin là-bas », qu’un pressentiment me faisait dire que je l’avais à jamais perdue. Je pensais à l’enfer pour avoir failli faire l’amour (l’adultère) avec une femme peut-être mariée (ma prof), en tous cas une mère. Je me balançais du haut de ma fenêtre de ma chambre d'internat, faisant peur à certains de mes camarades, que je me jette du haut du troisième étage. Je riais, mais j'étais triste que la vie soit aussi injuste. Et puis, je me disais qu'il y a pire: les handicapés, les mal aimés, les SDF, etc. Je pensais à mes parents qui m’aimaient et qui m’aiment encore. Je ne l’ai pas fait. Et, chaque soir avant de dormir, après les batailles de polochons, les questions métaphysiques se succédaient « Qui a créé l’univers ? Est-ce un hasard ? Qu’est-ce que le bien ? Qu’est-ce que le mal ? Pourquoi eux ? Pourquoi moi ? Pourquoi cette différence ? Pourquoi suis-je né arabe ? Suis-je mauvais ? Mes ancêtres sont-ils ce qu’ils disent ?… »

Je voulais aimer infiniment. Je voulais que l’on m’aime. Et je compris que cet amour que j’avais à donner, n’était pas seulement destiné à une personne, mais bien à un Dieu au-dessus des hommes, et qui ne me décevrait jamais. Enfin, je voulus croire en Dieu pleinement. Non pas dans un rapport de soumission mais plutôt dans un rapport de Paix intérieure, de paix avec moi-même.

Oui, comme j’étais en terminale, les cours de philosophie m’avaient ouvert l’esprit et beaucoup apporté. Dostoïevski avait écrit, Si Dieu n’existe pas tout est permis. Je pensais (pense) qu’il avait (a) raison. Pourquoi faire le bien ou le mal, si Dieu n'existe pas ? Dans ce cas, ça ne voulait (veut) plus rien dire. Je pensais (pense) que l’Homme sans Dieu est condamné à être prisonnier. Prisonnier de son ego, de ses passions, de ses préjugés, de sa cupidité, de sa relativité… d’autant plus si personne ne le juge après la mort, alors il peut s’en sortir en violant, en massacrant, c’est ignoble et injuste. Même la justice est basée sur des valeurs judéo-chrétiennes, pourquoi alors s’y attacher ? Pourquoi se référer au Code Pénal ? Cela n’a aucun sens. Pourquoi cette hypocrisie d’athéisme et de nihilisme que manifestaient alors certains de mes camarades et surtout mon prof de philo ? Souvent ceux qui se disent athées sont en réalité agnostiques. Ce qu’ils rejettent en réalité, ce sont les institutions religieuses. Je les comprends, vu l’histoire de France avec les guerres de religion et les massacres.

Le soir, mes camarades d’internat se regroupaient autour de moi pour que je leur parle de ma compréhension de l’islam. Ils paraissaient réceptifs. J’étais un genre de mufti de l’internat. Il y en avait même certains qui me disaient : « Tu sais que tu es quelqu’un de bien. Toi au moins, tu ne renies ni ta race, ni ta religion. » Une nuit, même mon directeur m’avait surpris le front à terre, en pleine adoration. Je pensais que j’allais être renvoyé. Ce ne fut pas le cas. A l’époque, il n’y avait pas encore les débats hystériques sur la Laïcité et le voile. L’un de mes camarades m’avait même dit : « Je pense que ceux qui croient en Dieu, ne sont que des faibles d’esprit. Personne ne l’a jamais vu. C’est de la foutaise ! » Mon cousin Bachir lui avait répondu du tac-au-tac : « Tu crois en l’atome ? » Il acquiesça. « Comment peux-tu alors croire en l’atome alors que tu ne l’as jamais vu de tes yeux ? Oui, on t’a dit qu’il est constitué d’un noyau et d’électrons qui gravitent autour, et tu y crois. Croire c’est le moteur de la vie. Il faut croire en quelque chose. En son destin. C’est facile de dire que croire en Dieu ce n’est que pour les faibles d’esprit. Toi, tu ne manques de rien : villa, piscine, voiture, petite amie, bref le paradis sur terre. Mais peut-être manques-tu de l’essentiel ? Le sens de la vie et de la mort. Leur valeur et la valeur des autres. »

Et j’ai coutume aussi de reprendre dans mon argumentation une parabole d’Emmanuel Levinas qui m’est chère, celle de l’architecte. Je leur disais aussi, « Vous dites que l’Univers, la vie, tout n’est que fruit du hasard… Mais lorsque vous construisez une villa, si vous jetez des parpaings au hasard, vous n’aurez qu’un tas de ruine. Alors que si vous dessinez un plan, travaillez les fondations, puis vous montez les murs, là vous aurez certainement une maison. Alors, il en est de même pour l’Univers et pour toutes espèces vivantes ou non. Rien n’est le fruit du hasard. Le chaos n’engendre pas l’ordre. Et si tel était le cas, celui-ci n’est chaos que parce que nous n’en avions pas compris la logique et les mécanismes. »

Pour ma part, je me considère comme musulman rationaliste. Et que l’Homme, du fait de son libre arbitre et de la diversité de ses idées politiques, est voué au chaos et à l’anarchie, bien que les Gentils ou les gens de bien aient réussi à plusieurs reprises dans l’histoire, à donner de l’espoir et la possibilité du vivre ensemble dans le respect et la concorde.

Je dois avouer qu’à cette époque je n’avais pas encore la maturité pour comprendre Averroès. Et c’est par le concordisme, notamment le livre de Maurice Bucaille La Bible le Coran et la Science, ou les prêches du professeur Ahmed Deedat que je réalisais que l’islam et notamment le Coran étaient fondés sur une dimension scientifique, du moins, l’aspect miraculeux de la formation de l’embryon, les allusions au Big Bang, l’expansion de l’univers, l’origine extraterrestre du fer (descendu par météorites) de même que de l’eau (descendu par l’effet de météorites riches en hydrogène), ou encore le rôle des vents dans la pollinisation, ou la séparation des eaux marines (de salinité et de densité différentes), ainsi que la constitution des montagnes et leur rôle dans la tectonique des plaques, autant d’éléments cosmogoniques troublants et en concordance avec les découvertes scientifiques les plus récentes.

Oui, et je pense que Ahmed Deedat et Maurice Bucaille ont participé à l’essor du salafisme. Car ils ont mis dans la tête des musulmans que le Coran est La Vérité, mais à aucun moment ils n’ont compris que le doute scientifique participe du mystère et de l’omniscience divine : que Dieu peut appréhender l’Homme dans sa totalité mais pas l’inverse. Du moins, le doute scientifique, le doute de l’Homme quant à sa capacité de tout comprendre ou de tout expliquer… L’écrit étant limité, les signes bien plus nombreux, vieux débat des partisans du Coran crée ou incréé.

Et puis d’ailleurs, ma lecture de Mohammed Arkoun et de de bien d’autres penseurs m’a permis de voir les choses différemment, et avec plus de modestie et d’humilité. Que la foi n’est pas qu’une question de Vérité à laquelle on s’identifie, pour se croire pur et infaillible. Nous ne sommes pas des anges, mais des humains avec leurs qualités et leurs faiblesses. Ma vie le prouve, je ne suis qu’un humain malgré sa raison et malgré sa volonté de pureté. Mais j’ai des désirs, des rêves, une sensibilité. Et je ne suis pas seulement réduit à du Haram (Illicite) ou à du Hallal (Licite). Je ne suis, nous ne sommes pas des machines ou des robots. J’étais loin de comprendre que la foi relevait plutôt de l’état passionnel, et non pas seulement de la raison, et que les mystiques à travers leur état de transe (Hal) exprimaient ou goûtaient (Dawq) la spiritualité et le divin à travers leur sens et leur être. Paradoxalement, ce sont les rigoristes qui ont réfuté toute sensibilité et toute manifestaton du beau, pour tout judiciariser : la loi ou la norme comme seuls pratiques.

Donc à travers la philosophie et la mystique mon point de vue commençait à changer, mais pas suffisamment, car à cette époque où je ne pensais qu’aux filles, j’étais encore loin de découvrir Ibn Sina qui avait marqué par son érudition, de même que des Al-Kindi, Ibn Al-Rawandi et Al-Razi qui remirent au goût du jour le naturalisme en s’inspirant des philosphes grecs ; Al-Farabi et le développement du néo-platonnisme ; Les Frères qui excellèrent dans le néo-pythagorisme et la vulgarisation des sciences philosophiques ; de même que la diffusion de la culture philosophique au X ème siècle avec Abu Hayyan, Al-Tawhidi, Miskawayh, Yahaya B. Ali ; la réfuation du néoplatonisme par le fameux Al-Ghazali ; renaissance du péripatélisme avec Ibn Massara, Al-Maghriti, Ibn Bajja, Ibn Tufayl et bien sûr la renaissance de l’aristotélisme avec Averroès, puis Ibn Khaldun le père de la sociologie ou de l’histoire moderne… sans oublier le grand Maïmonide.

Bref, on pouvait en débattre des heures sur l’existence ou non de Dieu avec mes camarades d’internat, pour certains mus par une forme de curiosité, et d’autres agacés voire lassés. J’avais retrouvé sens à la vie, du moins, je savais que dorénavant mes aïeux avaient eux aussi tenu le flambeau de la plus haute civilisation durant des siècles. Et que je ne devais plus avoir honte de mes origines. Je comprenais que je faisais partie de cette grande famille : l’humanité.

Mais, pour être totalement guéri de mon complexe d’infériorité, il m’aura fallu du temps… Et puis, depuis ma tendre enfance, dès la maternelle, je répondais invariablement la même réponse à ceux qui me demandaient « qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? ». Je leur disais, « je voudrais être dessinateur, chanteur, acteur ». J’ai réalisé deux de mes rêves.

Déjà, dès ma plus tendre enfance, assis sur mon bidet, mes cousins tout autour de moi buvaient mes paroles, dans une atmosphère excrémentielle, voire Freudienne. Je leur racontais des histoires à dormir debout. On riait. Ils m’écoutaient peut-être aussi parce que j’étais l’ainé. Je jouissais encore de l’aura du grand cousin. Celle-ci disparait avec le temps.

Puis, de jour en jour, j’en avais marre de l’internat, du lycée et de l’électrotechnique. Un jour, en plein travaux pratiques sur les moteurs à courant variables, j’ai quitté le Lycée avec cent francs en poche dans l’intention de partir aux Etats-Unis retrouver Lollie. J’ai fait une vingtaine de kilomètres à pied et je suis tombé sur un village, Méthamis, en cul-de-sac où il n’y avait plus de route après. Il n’y avait que le mont Ventoux, menaçant, immense, au-dessus de nos têtes. Fatigué par tant de marche j’ai eu juste la force de mettre un coup de pied dans la gueule d’un petit caniche qui sortant d’une propriété privée avait essayé de me mordre. Les habitants faisaient du jardinage et sur un fond de musique orientale mystique reprenant des Krishna par ci des Krishna par là. Tous les habitants me regardaient avec mon sac d’écolier comme s’ils avaient vu un ovni passer. Faisant le tour de la place, une meute de chiens s’agglutina autour de moi. Je crus que s’en était fini de moi. J’allais mourir sur la place du village en offrande à Krishna sous le regard des habitants impassibles. Les chiens aboyaient fortement, certains montraient des signes de nervosité. Puis, deux grands chiens de taille imposante s’intercalèrent comme pour m’escorter, l’un blanc et l’autre noir. J’imaginai qu’ils étaient  frère et sœur comme moi et Leïla ou un couple comme moi et Lollie ou deux anges. Je les ai appelé le Ying et le Yang. Ils m’accompagnèrent sur plusieurs kilomètres le long du chemin du retour en direction de la ville et de mon Lycée. J’étais revenu à la raison. Mais les automobilistes ne cessèrent de me klaxonner et de me crier dessus, « gardez vos chiens près de vous sinon on va les écraser ! ». Et je leur répondais exténué par la marche, « Mais ils ne sont pas à moi ! ». En effet, ceux-ci gênaient la circulation, traversant n’importe comment et à deux doigts de provoquer des accidents. Heureusement qu’un automobiliste les récupéra et les ramena au « village Krishna » parce qu’il connaissait leur propriétaire. Puis, il revint me prendre un peu plus tard et me déposa près de mon Lycée, alors qu’il avait des affaires urgentes à régler en ville.

Cette année-là, je passai de justesse en terminal. Je n’avais pas fait d’étincelles au Bac de français. Juste moyen comme d’habitude. Décidément rien n’allait comme je voulais.

Puis, dès le début des vacances scolaires, été 1992, je reçus un coup de fil inespéré, auquel je ne m’attendais pas. Lollie était belle et bien en France. Elle était ici et voulait me voir. Je mis mes chaussures et emporté par un vent d’allégresse je partis la rejoindre. Elle me donna rendez-vous près du fleuve (le Lez), sur le pont principal. Elle n’avait pas changé. J’imaginai l’enlacer dans mes bras et la couvrir de baisers, lui dire qu’elle m’avait manquée, combien je l’aimais. Elle me fit la bise comme elle l’aurait fait à un inconnu et me demanda si ça allait. Par la suite elle m’expliqua qu’elle était là depuis plusieurs semaines et qu’elle allait repartir pour les Etats-Unis le lendemain même. Je ne comprenais pas. Elle avait un ton glacial, comme si elle parlait à un inconnu ou à un ennemi. Elle me demanda « Tu as une voiture ? Tu as le permis de conduire ? ». Je lui répondis que non. Et elle me quitta sur des banalités. Et toutes nos promesses ? Et tous nos baisers ? Nos larmes ? Nos je t’aime ? C’était du vent ? Un mensonge ? Une illusion ? Je repartis en larmes, le cœur brisé, sans la retenir, sans lui dire ce que j’éprouvais pour elle. Qu’elle était ma raison de vivre, que pas un jour ne passait sans que je pense à elle. Peut-être aussi, que j’avais peur de lui dire que je m’étais mis à la prière, que j’étais musulman pratiquant. Peut-être attendait-elle de moi une autre réaction, que je pleure, que je m’excuse de l’avoir trompé avec ma prof. Jamais je n’oublierai cet instant qui dura une éternité. Je compris que c’était définitivement fini, qu’on ne se reverrait plus jamais ; que la promesse que l’on s’était faite était naïve, puisque nous ne connaissions pas l’avenir, et nous n’étions que des enfants.

C’était mon premier amour réel, en chair et en os. Pas de ceux, innombrables, que j’avais vécus de façon platonique. Mon premier chagrin, dont j’avais mis des années pour m’en remettre. Après tout, je n’avais pas encore vingt ans, et toute la vie devant moi.

Quelques semaines plus tard, contre toute attente je sortais avec Samantha, la belle italienne torride, celle qui m’avait fait fantasmer des années durant. Ah ! SAMANTHA, SAMANTHA. Bizarrement, elle aussi sortait d’un chagrin d’amour, et nous étions là plus pour nous consoler, pour panser nos plaies comme deux blessés. Elle me donnait tout le temps rendez-vous sur l’un des bancs au bord de la rivière. On s’embrassait mais il n’y avait pas de flamme, pas de désir. Elle me racontait ses chagrins et moi je faisais de même. Une aussi superbe fille dans mes bras, c’était à peine croyable. Mais on était mal assorti, je pensai qu’elle était trop belle pour moi. Elle avait un beau scooter Piaggio et moi je n’avais que mes jambes pour me porter. Je n’avais pas d’argent pour lui proposer un cinéma ou un restaurant. Ce n’était pas cool. Au bout de deux semaines nous avions rompu, sans tristesse sans rancune, portant chacun le chagrin de nos amours passés. Et désormais mes rêves d’Amérique prenaient le large comme un idéal, un mirage jamais atteint.

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