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On me dit que je ne sors pas assez, que je ne quitte mon atelier que pour la mosquée, où avec des amis de ma génération j’aime à discuter des temps anciens. Ce n’est peut-être pas bien raisonnable de vivre hors de mon époque. Hélas ! C’est mon époque qui a adopté un rythme de vie que mon corps fatigué ne peut suivre. Je sais qu’une ville dite nouvelle s’est construite sur les collines, que l’architecture y diffère de celle de nos aïeux, que le commerce y est florissant et les activités multiples. Je ne la connais pas. Je laisse donc aux autres le soin d’en établir la chronique, d’en chanter les mérites et d’en écrire les merveilles.

Ahmed Sefrioui, Maroc, les signes de l’invisible, autrement, série Monde H. S n°48-septembre 1990.

 

Baba Yahya était mort et il fut enterré le lendemain après-midi à Meknès dans le cimetière principal de la ville, dans une rangée de stèles et de plaques anonymes parmi tant d’autres étouffées par les mauvaises herbes et autres Tolba ou liseurs de Coran et autres mendiants vivants sur le compte des morts. Mon père avait emprunté l’avion la veille et nous demanda de prendre la route en voiture avec mon oncle Azouz. Malheureusement, mon père arriva trop tard, juste après l’enterrement. Et il en voulut à sa famille qui n’avait pas pris le temps de l’attendre. Mais ils lui expliquèrent, que cela ne dépendait pas d’eux, mais des autorités qui voulaient que l’on enterre dans les vingt-quatre heures, pour des raisons de santé publique, et pour le respect de la tradition. Toutefois, les obsèques durèrent trois jours, comme le veut la tradition.

Dès lors, cela nous laissait le temps d’arriver vers le deuxième ou au pire le troisième jour. Nous prîmes la route avec mon oncle Azouz qui était aux commandes du véhicule de mon père. Quant à moi, je n’avais pas encore mon permis de conduire.

Ma mère et son frère Azouz qui était l’aîné de la fratrie, avaient un lien affectueux, comme peut l’avoir n’importe quelle petite fille pour son grand-frère. Toutefois, régnait le plus souvent un silence pesant comme s’ils eussent été de parfaits inconnus l’un pour l’autre. Cela n’était pas dû au décès de son beau-père, mais bien au fait que son frère Azouz fut l’un des plus farouches opposants à son mariage, et qu’une certaine rancœur était restée même si cela faisait maintenant parti du passé. Azouz sentait depuis des années que sa sœur n’allait pas bien, qu’elle avait des soucis avec son mari, mais il n’était pas en mesure de lui dire quoi que ce soit, car elle avait fait son choix. Quant à elle de son côté, le secret de sa vie de couple devait rester inviolable, car lui non plus ne dévoilait rien sur sa vie privée. Encore une fois, la loi du silence et du tabou. Nous nous retrouvâmes ma sœur et moi-même à l’arrière du véhicule, et le paysage de la côte espagnole défilait dans le silence : cette fois-ci, exceptionnellement, pas de radio comme chaque fois qu’on allait au bled, juste le silence du deuil, pesant, lourd, de cette lourdeur suffocante qui venait s’ajouter à la chaleur torride du mois d’août. Il faisait très chaud, et la voiture ne possédait pas d’option climatisation. Mon oncle et ma mère parlaient dans leur patois berbère, dont on n’y comprend rien. Ils se disputaient en haussant le ton parfois et on ne savait pas pourquoi, jusqu’à en faire pleurer ma mère. Et j’en voulais à mon oncle en lui lançant un mauvais regard plein de contrariété. Puis ma mère et lui souriaient juste après, en nous disant « ne vous inquiétez pas les enfants _bien qu’on était déjà plus des enfants ma sœur et moi-même_. Ce ne sont que des histoires de grands et nous sommes contrits par la tristesse liée à la mort et au souvenir de votre grand-père Baba Yahya ».

 Les kilomètres et les heures défilaient sur le bitume. Et nous savions, qu’en partant de France, les El facanci ou « El immigri » comme on nous surnommait, doivent faire plus de deux mille kilomètres en voiture et minimum une demi-heure de bateau entre Algesiras et Ceuta, pour arriver au bled. Heureusement, depuis quelques années les bateaux sont devenus plus performants et les routes espagnoles se sont améliorées avec l’Auto Via ou Auto Pista ou autoroute, longeant la côte méditerranéenne.

Avant, on ne s’arrêtait que pour faire le plein de carburant ou pour manger du poulet froid et des œufs durs dans les airs de repos. Surtout pas de restaurant et pas d’hôtel, car toutes ces dépenses étaient pour le bled. On économisait le moindre centime. Bien sûr, on a ‘’évolué’’ depuis. On va quand même dans les restaurants et les hôtels qui longent les aires de repos et les villes que l’on croise. On n’est pas des sauvages ! On se languit ce mois de congé toute l’année, pour se ressourcer et changer d’atmosphère, surtout si cet air est pollué par une certaine xénophobie, voire « islamophobie ».

Néanmoins, il est vrai que de plus en plus de jeunes préfèrent rester en France plutôt que de retourner pour la énième fois dans ces pays du Maghreb. Enfin, après plus d’une journée de route, on embarque dans le Ferryboat espagnol ou marocain à Algesiras, selon l’humeur et les bateaux de libres, pour débarquer à Tanger ou à Ceuta. Il y a aussi ceux qui ont pris le bateau pour Alger et Tunis à partir de Sète, Marseille, ou sinon, ils traversent toute l’Espagne et tout le Nord du Maghreb pour aller en Algérie ou en Tunisie. Certains passent aussi par l’Italie pour y embarquer. Puis, on s’installe et on regarde la mer avec ses dauphins accompagnant le navire dans un majestueux ballet avec toutes les figures acrobatiques imaginables, comme pour nous souhaiter la bienvenue, faisant notre joie et notre bonheur.

Mais, les privilégiés n’ont pas à traverser 2000 kilomètres de routes ou à faire plus de 24 heures de bateau. Ils prennent l’avion et louent une voiture là-bas. Ils ne sont pas du même monde que nous. Et quel monde ! La dernière fois que j’ai pris l’avion Marignane Casablanca, j’ai cru que j’embarquais pour la Bretagne : pas un maghrébin, que des blancs-becs !

Tandis que pour ceux qui comme nous prennent la route, je ne vous cache pas que des centaines de fosses septiques ou WC sont bouchés, du papier toilette disséminé un peu partout, des ordures jetées un peu n’importe où, dans toutes les aires de repos de l’autoroute espagnole et dans tous les bateaux que nous avons empruntés. Sûrement, parce que le flux transitoire est trop important et les équipements pas assez suffisants. Et les gens de soupirer « jamais nous les arabes, nous ne serons civilisés. Rappelez-vous ! La propreté et l’hygiène sont des prescriptions divines en islam. Personne ne les respecte. »

Quand on descend des voitures qu’on a parquées dans la cale du ferry pour aller sur le pont du navire, personne ne fait la queue, ça se bouscule, ça s’énerve. Quelques-unes des « fatma », appellation péjorative des mères, qui n’expriment pas un mot de Français d’habitude, s’efforcent de montrer leur « modernité », du moins la conception ridicule qu’elles en ont, et crient à leurs enfants : « Monti les zanfas…monte di iscaliers ! Attention, t’vas tombi di batou! » Bien sûr, chacune d’entre elles, se pare et s’habille de la plus belle manière et porte ses plus beaux bijoux : dignes de figurer dans ‘’les précieuses ridicules’’ ou ’’Le bourgeois gentilhomme’ ’de Molière. Les hommes se rasent et s’aspergent d’eau de Cologne dans les toilettes du bateau ; et les enfants mettent aussi leurs plus beaux habits. On va bientôt arriver au pays, il faut en mettre plein la vue « Flash Boogie-woogie ! »

On est là, à s’épier du regard, pour savoir qui d’entre nous est le plus ‘’moderne’’ ou le plus ‘’islamique’’. En réalité, à ce moment précis, on n’est ni l’un, ni l’autre.

Tout le monde oublie les recommandations du prophète Muhammad, paix et salut de dieu sur lui, qui affirme que la propreté, la patience, l’humilité, la politesse… sont des signes de foi ; à cet instant, le summum, c’est d’avoir acheté un véhicule récent et de bonne marque, avec toutes options : Mercedes, BMW, Golf, Audi, Picasso, Peugeot 307, avec air bag, ABS, etc. Est révolu le temps de la 504 « Pigeot » familiale qui était synonyme de voiture d’immigré maghrébin !

Tant pis si on habite dans des HLM, et qui peut le deviner, lorsqu’on possède un beau véhicule HDI ou TDI (turbo, diesel, injection) ? Il faut que ça en jette un maximum. Surtout ne pas oublier l’indispensable portable, marque de modernité, même s’il ne marche pas ou que le forfait est dépassé, il faut que ça « déchire le style » !

Néanmoins, pour une fois dans l’année, chaque été là-bas, on a l’impression d’être riche ! C’est vrai que c’est agréable. Imaginez que le salaire de base ou leur SMIC là-bas, n’est que de 200 Euros environ, à peine ! Il suffit d’économiser 3000 Euros pour avoir environ 30 000 Dirhams, et les Dinars ne m’en parlez même pas ! Notre pouvoir d’achat représente le double au le quintuple du salaire d’un ingénieur ou d’un cadre supérieur et le confort de vie qui va avec !

Mais depuis que l’Euro a dépassé le dollar, chaque été les prix flambent, et atteignent des sommets astronomiques. Pour exemple, la piscine où j’allais durant mon adolescence était autrefois abordable pour une dizaine de dirhams (environ 1 euro). Alors qu’aujourd’hui, le ticket d’entrée se vend en période estivale à 100 dirhams (10 euros) ! Imaginez lorsqu’il faut payer la piscine à tous les cousins de là-bas, soit le salaire de plusieurs journées de travail. Décidément, on nous prend vraiment pour des familles Ewing, pour reprendre Jamel Debbouze.

 Mais depuis ces dernières années, face au risque de ne plus revoir cette manne financière (les touristes et les enfants du pays) l’été d’après, il y a eu des petits changements grâce aux plaintes, de vacanciers qui transitent par ces douanes ou qui ont été maltraités par la Police.

Il était urgent que ça change un peu, pour ne pas engendrer une catastrophe nationale, d’un point de vue touristique, commercial, bref économique. Cela représente des millions d’Euros, si ce n’est plus ! Par exemple, dans les années 70-80 nos parents importaient plus de 40 milliards de Dirhams au Maroc, puis le chiffre est passé aux alentours d’une dizaine de milliards. Aujourd'hui les facanci reviennent à nouveau en masse au bled passer leurs vacances estivales.

C’est pour cela que des efforts ont été entrepris via des reportages télévisés pour sensibiliser l’opinion publique maghrébine afin de mieux accueillir leurs ex-compatriotes ou leurs familles venant d’Europe. En effet, les médias ainsi que les gouvernements maghrébins, ont contribué à un meilleur accueil, notamment avec la diffusion d’émissions telles que Biladi. Même Faudel « le prodige du raï » avait été sollicité dans un spot publicitaire il y a quelques années de cela, pour inciter les gens à venir au pays, tout en chanson et en sourire. Comme à son habitude.

En attendant, l’été c’est la bonne période pour le bled, car tous les prix sont doublés dans les souks et les boutiques, sauf pour les résidents connus par les vendeurs. On nous attend ainsi que les touristes occidentaux, d’un pied ferme et avec impatience, pour la devise : nous, les « Facanci ».

Le pire c’est que la plupart de nos parents n’ont jamais passé de vraies vacances là-bas, surtout lorsqu’il y a des problèmes familiaux. Après, bien sûr, ça change. Ils ont plus de temps libre à consacrer à leurs enfants « papa emmène nous à la mer. », demandait-on, fatigués d’être toujours dans le même quartier de la Médina ou cloîtrés à la maison familiale, à manger des pépites de tournesol sur le palier de la porte.

Nos parents passent leurs vacances à construire et à agrandir leur(s) maison(s). Le plus souvent, des réparations sont nécessaires, suite aux détériorations faites par les locataires, qui sont parfois nos propres grands-parents ou nos oncles et tantes. Cette situation génère des reproches et des règlements de compte, des histoires de loyers non payés, d’exploitation des terres agricoles mal gérée ou plutôt des bénéfices cachés, etc. Ces états de faits ont beaucoup détérioré les rapports réciproques entre ceux qui ont émigré en Europe et ceux qui sont restés là-bas. En effet, beaucoup de parents passent leurs vacances, si l’on peut appeler ça des vacances, dans les administrations, dans les tribunaux pour des histoires de parcelles, d’héritage, etc. Et les familles éclatent, se disloquent : les uns jalousant la situation des autres et les autres se prenant pour Crésus parce que venant d’Europe. Bien sûr, fort heureusement, ce n’est pas systématique. Certaines familles connaissent encore de bons rapports et ont gardé le sens des  valeurs. Ces situations se sont développées depuis que nous sommes français, nos parents étant sédentarisés en France, et aussi parce que les frontières deviennent de plus en plus hermétiques pour les nouveaux prétendants à l’immigration. Beaucoup de nos parents fatigués par ces histoires familiales, pensent à tout revendre là-bas pour racheter ici en Europe, une maison où ils pourraient vieillir non loin de leur progéniture. En effet beaucoup se disent, « lorsque les grands-parents ne seront (sont) plus de ce monde, à quoi cela servira-t-il d’avoir une maison là-bas, si c’est pour ne pas l’habiter ? »

« Une fois arrivés à bon port, à la différence des HLM de France, nous nous retrouvons dans de belles maisons de « nouveaux riches », construites en série, fraîchement bâties pour nos grands-parents, et pour nos grandes vacances d’été. Ces casbahs sont plus spacieuses et plus joyeuses que les appartements de type F5 ou F4 de la cité. Ce sont des maisons avec deux, voire trois étages, et toit plat, comme celles que l’on voit en Palestine, en Irak, etc. Sauf que là, elles sont un peu plus colorées et moins bombardées. On retrouve parfois les mêmes voisins que dans nos quartiers en France. Tout le monde est beau, et tout le monde « il est joli ». Mais ce n’est qu’une apparence. Les problèmes avec les nouvelles générations venues d’Europe, sont toujours les mêmes : « pourris gâtés, violents, irrespectueux envers les gens, arrogants, etc. » nous dit-on là-bas. En effet, les grands-parents et les familles se plaignent souvent du manque d’intérêt que leur portent leurs petits-enfants, du manque de politesse, de pudeur et j’en passe. Dans l’entourage proche, voire familial, les reproches fusent à l’égard de ces nouveaux français d’origine maghrébine, « C’est malheureux, ils ne pensent qu’à jouer avec leurs consoles de jeux vidéo, à louer des cassettes, à aller au cinéma ou à la piscine ou dans les snacks ou à se balader en ville. Ils ne savent pas parler arabe pour la plupart ». Certains, ne reconnaissent plus leurs frères ou leurs sœurs qui sont partis à l’étranger, « ils ont changé » disent-ils. « Ils ne parlent même plus la langue… Ils se sont embourgeoisés ou occidentalisés ». Et d’autres répondent, « même toi, si tu vas là-bas, tu deviendras pire qu’eux ». Ils ne savent rien des différents monuments et de l’histoire de leurs ancêtres. Ils ne savent rien de ce qui se passe au bled, et ne veulent pas savoir. On dirait qu’ils ne sont même pas venus voir la famille ». J’étais comme ça moi aussi : un « would Danone » ou un fils à Danone (« pourri, gâté »), comme ils nous appellent là-bas.

Et nous qui sommes nés en France, nous sommes là pour passer des vacances et critiquer : « Il n’y a rien ici, c’est mort. Ils sont mal équipés. Ils n’ont même pas Mac Do __ (maintenant ils l’ont)… C’est sale. C’est mieux en France, chez nous. »

C’est « le choc des civilisations » et des générations, mais surtout celui des classes sociales et des mentalités : les déracinés et les enracinés, les lobotomisés et les frustrés, les très riches et les pauvres.

Je le sais, nous sommes la vitrine, malgré nous, de l’Eldorado Occidental ! Les gens croient qu’on ramasse de l’argent à la pelle dans les rues d’Europe. Chacun, chacune, exhibe « sa modernité ou son occidentalisation » consciemment ou inconsciemment, faisant l’éloge des différentes marques d’habits que l’on trouve sur le marché international. Les jeunes hittistes ou les chômeurs du Bled avec leur BAC+4, assis à la terrasse des cafés, sont écœurés de ce spectacle qu’ils vivent comme une provocation : à voir ces jeunes « Facanci » le plus souvent ‘’illettrés’’, rouler dans de belles voitures achetées à crédit, qu’ils ne pourront eux peut être jamais avoir ; ou à les voir porter des habits qu’ils ne pourront acheter ici qu’après des journées de travail payées à 60 dirhams (soit, 6 euros). Eux qui ont fait tant de sacrifices pour leurs études, à quoi ça sert, lorsqu’ils voient cela et qu’ils n’ont pas de boulot ? L’exil vers l’Eldorado occidental semble alors la seule solution.

Comme le raconte mes parents ou mes oncles qui vivent là-bas, « Avant, on était heureux. Tout le monde avait le même niveau de vie. On était tous pareil. On était fier de notre pays. Autrefois, les jeunes travaillaient beaucoup, et de tout : les vendanges, les tomates, les fèves, le maïs… Aujourd’hui, le pays a changé avec l’immigration et la télévision ou le satellite. Il n’y a plus d’enthousiasme. Je leur dis, travailler c’est mieux que rien. Ils me répondent, travailler alors que ça peut tout juste m’acheter de quoi fumer ? »

Les gens ne vivent plus en Afrique que par le ‘’rêve’’ de ‘’l’eldorado occidental’’, comme des ombres errantes. Certains, ne vivent plus réellement dans le présent. Ils ne voient plus d’avenir ni pour leur famille, ni pour leur village ou leur ville, ni pour leur pays, seulement pour partir à l’étranger. Ils oublient, ils s’oublient en préférant « les paradis artificiels » à la vraie vie. Pour les plus pauvres, ceux qui n’ont pas les moyens de fumer du haschisch, ils se shootent au silicium (colle pour rustine), à la baguette de pain qu’ils introduisent dans le pot d’échappement des bus, au jus de chaussettes, au cirage, bref tout ce qui leur tombe sous la main. Ils n’ont qu’entre 8 et 16 ans. Ce sont soit des bâtards, soit des orphelins, soit des enfants de divorcés, soit des mal-aimés. Ils ne vivent pas longtemps. Ils sont très nombreux dans les grandes villes du Maghreb, vu la misère persistante. J’en ai rencontré un certain nombre et chacun son histoire.

Et parfois, après avoir payé un ou plusieurs passeurs, soit des millions de dirhams ou de dinars, ceux qui ont réussi à « brûler » ou « griller » la frontière, ou les Haraga comme on les appelle au Maghreb, pour désigner ceux qui émigrent illégalement ; n’ont pas de famille à l’étranger, pas de point d’accueil, et tombent de désillusion, seuls, perdus. Ils n’ont aucun droit. Ils n’existent pas dans le monde réel, mais dans celui des fantômes. Ils découvrent la réalité du clandestin, qui peut être pire que ce qu’ils vivaient chez eux au bled. Même lorsqu’ils réussissent à obtenir des faux papiers, à être hébergés, et à se faufiler dans le système, ils ne vivent que dans la peur de la délation, de l’arrestation et de l’expulsion. Combien sont-ils à Paris, Marseille, Lyon, Avignon, un peu partout en France ? Quelques milliers ? Malgré tout, ils auront beau habiter dans des conditions insupportables, sous les ponts, dans de vieux taudis, dans des cabanes, dans des squattes, dans des hôtels délabrés, etc., et travailler au noir pour des patrons peu scrupuleux, être victimes de l’esclavage moderne, sous la menace d’une dénonciation, rien n’y fera ! Parce que les autres qui sont restés au bled ne les croiront pas tant qu’ils n’auront pas eux aussi fait l’expérience de la clandestinité et de risquer de « brûler la frontière » ou leur vie, pour un rêve qui n’en valait pas la peine le plus souvent. Malheureusement, les arguments raisonnables qui peuvent les dissuader de ne pas « brûler la frontière », ne font pas le poids face à leur détermination. De toute façon, ils y sont le plus souvent réfractaires. Bien entendu, ils sont motivés par les issues heureuses qui sont racontées par ceux qui ont réussi. Bien que celles-ci deviennent de plus en plus rares, tant l’ambiance véhiculée par les tenants du Grand remplacement, de l’islamisation, sur fond de Ghettos et de séparatisme social, est devenue de plus en plus d’actualité et propagée par ces prophètes de malheurs.

Quant à moi, à cette époque, je n’avais pas encore toutes ces préoccupations, bien que j’eusse découvert Malcolm X dans le film de Spike Lee, interprété par l’excellent Denzel Washington. Je pensais davantage et toujours aux filles. Dans un gémissement étouffé, je pleurai en murmurant « Adieu grand-père, adieu Baba Yahya ». Il représentait pour moi la figure du patriarche, stricte mais juste. J’avais l’impression qu’il grondait souvent mon père, et il y avait de quoi. Et à ce moment, mon père devenait comme un enfant ; il n’aimait pas que je puisse le voir ainsi, et parfois une parole cinglante inattendue me rappelait à l’ordre, que jamais je ne devais le voir sous son vrai visage, derrière son armure autoritaire, cet enfant si peu sûr de lui en réalité. Baba Yahya incarnait ce que l’on appelle en arabe, Rajel ou l’homme dans toute sa quintessence, pour qui la parole donnée était plus sacrée que tout. Et j’imagine, ce qu’il reprochait à mon père, c’est de ne pas être de cette engeance, comme s’ils n’étaient pas fait du même bois.

Quand j’y repense c’était vraiment un été de merde.

 

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