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« En France, on aimerait bien réduire ces émeutes à leur dimension sociale, les voir comme une révolte des jeunes des banlieues contre leur situation, contre la discrimination dont ils souffrent, contre le chômage. Le problème est que la plupart de ces jeunes sont des Noirs et des Arabes avec une identité musulmane. Regardez ! En France il y a aussi des immigrés dont la situation est difficile _ des chinois, des vietnamiens, des portugais _ et ils ne prennent pas part aux émeutes. C’est pourquoi il est clair que cette révolte a un caractère ethnique et religieux. »

Alain Finkielkraut, Quelle sorte de français sont-ils ?,

Journal Haaretz, 17/11/05.

Lors de leur arrestation, Anis et Fred, les copains de Badr, se mettaient à hurler : « Nique la Police ! Enculés de flics ! Vous avez rien… rien contre nous ! Ce n’est qu’une petite barrette à usage personnel. On portera plainte pour coups et blessures ». Ils avaient le visage tuméfié, suite à un contrôle d’identité très musclé. Un contrôle d’identité qui avait mal tourné, ils avaient trouvé une barrette de haschich dans l’une des poches de Fred et d’Anis, en plus de quelques liasses de billets, sans parler de leur scooter qui n’était pas en règle. Et comme ils étaient en train de discuter ensemble sur le trottoir, les flics les avaient tous embarqués. Au commissariat, les fonctionnaires en uniforme bleu, les déshabillèrent entièrement pour les fouiller de la tête au pied en passant par le rectum, confisquant téléphone et affaires personnelles, prélevant salive et empreintes digitales, les photographiant un carton anthropométrique entre les mains de face et de profil comme dans les films de criminels, avant de les conduire dans des cellules de quatre mètre carrés aux murs recouverts de traces d’excréments séchés, et les coins de traces de pisse ou de morve ou de dégueulis, ce que Badr avait du mal à déterminer. Jamais de sa vie il ne s’était senti aussi humilié, ou peut-être lors de sa circoncision à l’hôpital lorsque tous les adultes de la famille regardaient le bout de son gland avec compassion et bienveillance. Vieux souvenir d’une certaine enfance. Puis il se rhabilla à la hâte et sans traîner, et dès que la porte se referma derrière lui, une envie de vomir le submergea, l’odeur était insoutenable. Il se mit à pleurer de rage. C’est vrai, Badr n’était pas un dealer, un consommateur tout au plus, même si parfois il faisait quelques commissions pour un tel, afin d’avoir un peu d’argent de poche pour sa consommation hebdomadaire. Mais ses copains Fred et Anis quant à eux, étaient des guetteurs réguliers, voire même des charbonneurs connus des services de Police bien qu’ils fussent encore mineurs tout près d’avoir leur dix-huit ans, à l’instar de Badr. Pourtant Chams n’avait eu de cesse de rappeler à son petit frère, qu’à force de traîner avec de tels types, même s’ils étaient ses copains d’enfance, qu’un jour où l’autre il risquait de tomber avec eux. Et ce jour-là semblait arriver.

Allongé sur un banc en ciment, Badr commença à ressentir les effets de la faim et du froid. C’était sa première garde à vue. Badr avait froid et il n’arrivait pas à dormir. On les avait mis séparément. Parfois, des hurlements étouffés surgissaient çà et là, des claquements de portes, et les flics qui parlaient à haute voix de leurs conditions de travail de plus en plus dégradées. L’un se plaignait d’avoir fini son service, et qu’il était obligé de rester encore un peu comme son supérieur le lui avait demandé, l’autre se plaignait du peu d’effectifs et du peu de considération qu’il ressentait à l’égard des politiques et des gens. Il y avait encore le souvenir de Jéjé, Jérôme Delcombe, un collègue, qui avait mis fin à ses jours, avec une balle dans la tête, laissant sa femme veuve et son fils de six mois orphelin. Pour les uns, c’était dû à la situation de plus en plus explosive, et à la pression des autorités qui depuis Sarkozy voulaient du chiffre. L’obsession du rendement était à tous les niveaux et dans tous les secteurs de la société, en passant par les téléprospectrices, les conseillers de France Télécom, et les conseillères en insertion sociale chez Pôle Emploi, sans parler des réseaux sociaux, tout le monde était sous écoute et enregistré. Le tout sécuritaire allait de pair avec des lois liberticides. Bref, tout le monde semblait suivi à la trace. Comme l’avait souligné Julien Assange, même la Stasie n’avait pas rêvé mieux.

 Chams avait souvent réfléchi sur cette fascination qu’avait son frère pour le banditisme, bien qu’ils fussent issus du même ventre. Chams se sentait de la génération Michael Jackson et des années Mitterrandiennes, où le rêve américain et l’intégration ainsi que la lutte contre le racisme n’étaient pas que de vains mots, même si maintenant il avait conscience que SOS racisme avait été créé pour capter le vote beur et que le FN avait été intégré dans le jeu du pouvoir par pure tactique politicienne, dont les conséquences sont visibles aujourd’hui encore. Cependant, déjà pendant les années 90, période de ses années d’internat et de Fac, Chams regardait déjà le phénomène Scarface et 2 Pac (Two Pac) d’un regard extérieur, suspicieux, comme une curiosité qu’il ne comprenait pas, bien que Scarface fût un produit des années 80, avec le temps ce dernier était devenu culte pour toute une frange de la jeunesse et les générations futures. Dès lors, il ne pouvait s’empêcher de se questionner sur la persistance de cette culture des Bad Boys qui nourrissait son frère Badr, et qu’il considérait comme un phénomène de mode voulu par les politiques et les chaînes musicales telles que MTV. Pour lui, les médias et les politiques se trompaient : la délinquance n’était pas corollaire d’une origine ethnique ou religieuse, mais bien de cette culture américaine de la violence. Pourtant, il n’arrivait pas à s’y faire, et n’acceptait pas le discours de ceux qui lui présentaient tout cela comme une fatalité, même s’il avait analysé cette réalité à travers son essai que les maisons d’édition lui avaient refusé de publier. Il se mit à relire un paragraphe de son manuscrit avec résignation :

Insécurité, délinquance, sexisme... à l’heure de la marchandisation

Beaucoup de raisons et de facteurs ont conduit à cette crise identitaire. Sous cette vision ‘’communautariste’’, concept policier des RG et de la DST relayé par les médias et certains « intellectuels sécuritaires », se cache une réalité plus humaine, souvent empreinte de désespoir, de fatalité, plutôt que de menace ou de repli. Certains jeunes « enfants du ghetto » ne savent plus qui ils sont réellement, tout comme moi autrefois, et préfèrent l’ignorer parce que cela leur fait mal d’entendre toutes ces histoires de religions, de fanatisme, d’islamisme... Alors ils gardent ce ressentiment au plus profond d’eux-mêmes, pour le renier ou le ressortir par réaction violente sous forme de provocation « Vive Ben Laden ! », après avoir été harcelés de reproches. En effet, qui n’a pas préféré se laisser aller à la facilité plutôt que de savoir ce que recèle notre culture d’origine, notre religion, de peur d’être déçu, et que l’autre ait raison avec ses accusations, comme peut l’affirmer tout esprit rationaliste, à l’image de Saint Thomas qui disait « je ne crois que ce que je vois » ; par conséquent, que la seule vérité présente et réelle, est celle du quartier, de l’école et de la télé ? On retrouve cet état d’esprit dans la propagande américaine qui utilise les ghettos comme laboratoires où ces filles cobayes se trémoussent, remuent leur derrière, ces Bitch (salope) comme ils les appellent dans les vidéo-clips, pour faire plus l’éloge du sexe que du romantisme. Elles se dandinent coupe de champagne à la main et dans de somptueuses voitures à la couleur du dollar où les machos se livrent à d’interminables guerres de gangs. Les armes et l’alcool sont fournis ‘’généreusement’’ et à profusion par le gouvernement américain.  Or, les esprits éveillés comme dans les films Boyz N the Hood, et Malcom X de Spike Lee, peuvent tenter de les dissuader mais rien n’y fait. De même en France, une minorité de jeunes tient le même discours : « On veut gagner de l’argent facile quitte à dealer… Pour ne pas galérer comme nos vieux. » D’autres affirment au contraire : « On est utilisé, manipulé comme de vulgaires objets par la télévision qui utilise une propagande diabolique mais si efficace : arme la plus destructrice de tous les temps pour celui qui tombe dans son piège. Véritable opium du peuple. On nous conditionne, on éveille en nous l’idolâtrie de l’argent, du matériel, quitte à passer par la violence pour y parvenir… C’est alors qu’on a des raisonnements du type : « Pourquoi est-ce qu’ils ont de l’argent et moi pas ? Pourquoi s’amusent-ils avec ces filles et moi pas ? » On nous inculque aussi de fausses idées, via le porno, comme celles que les femmes aiment ‘’baiser’’ (et non faire l’amour) avec plusieurs ‘’mecs’’. Dans le pire des cas, des viols collectifs ou des « tournantes » se produisent dans la cave d’une cité  ou plus souvent dans une boum de petits bourgeois!… Pourquoi s’étonner lorsque la chanteuse Christina Aguillera exhibe fièrement sa culotte rouge sur un ring, que Beyoncé danse quasiment nue dans ses vidéo-clips, et que Sisco ou Shaggy ou Snoop Dog ou Fifty cent ou Akon… se noient littéralement dans une rivière de filles en string ? Il est logique après, que le modèle qui influence cette jeunesse en perte de repères soit celui qui nous entoure de partout, jusqu’à nous noyer d’ondes satellites et hertziennes ! On n’apprend aux jeunes ni tendresse, ni amour. Tout n’est que bestialité sexuelle : la télé leur apprend consciemment ou inconsciemment à assouvir leurs besoins égoïstes au détriment des autres. Cette violence, cette montée sexiste, l’insécurité, ne cesseront pas tant que les adultes n’assumeront pas leur responsabilités vis à vis des enfants et tant que le contrôle du CSA sur la diffusion de films, de vidéo-clips, d’affiches et spots publicitaires à caractères sexistes, pornographiques et violents, ne s’effectuera pas !… C’est bien beau tous ces débats à l’assemblée nationale et sur les plateaux télé, toute cette hypocrisie, mais a-t-on vu des changements ? Non », s’insurgent nombre de parents d’élèves. En attendant, pour une partie de cette jeunesse défavorisée, le moyen le plus rapide pour atteindre cet ‘’idéal américain’’ ou cette fausse ‘’liberté’’ ou ‘’modernité’’, c’est la délinquance. Ajoutons à cela des films cultes de cambriolages ou de mafia tels que ‘’SCARE FACE’’ avec Alpacino, véritable bible dans les quartiers, ou encore ‘’PULP FICTION’’ avec Travolta ou ‘’HEAT’’ avec De Niro, etc. Comme l’explique Nasser Suleiman-Gabryel « s’il y a un processus de dé-civilisation, il est le produit d’une volonté effrénée d’intégration marchande de la société. Un communautarisme sans communauté où le plus fort l’emporte. (…) La libération matérielle est devenue l’unique vecteur d’accomplissement individuel, une prison où le plus fort reste en vie. »

Il suffit d’en mesurer les conséquences aujourd’hui, lorsqu’on voit ces jeunes perdus, adossés contre les murs des bâtiments du quartier, à rouler des cigarettes ou un joint pour espérer fuir cette réalité, plutôt que de se battre pour s’en sortir. Il n’y a pas pire que ceux qui se regroupent devant la porte d’entrée de la cage d’escaliers, créant un climat d’insécurité. Les mères sont désespérées. Elles se mentent à elles-mêmes, parce qu’elles feignent d’ignorer que leurs enfants ont mal tourné. Certains parents sont dépassés : ils ne comprennent plus la mentalité de leurs gosses éduqués pourtant dans une certaine culture maghrébine sur fond de principes et de valeurs universels. D’autres reprochent au modèle occidental _du moins la vision erronée et réductrice qu’ils en ont_  d’être sans aucune limite morale, sans aucune discipline de vie. Ces parents les laissent s’auto-éduquer à l’image de sitcoms américains, où l’on rit sans cesse. Sauf que là, c’est le cauchemar ! (...) De manière plus générale, ce qui est dangereux, c’est de dire que la violence est intrinsèquement religieuse, culturelle, ou ethnique. Aller à ce type de raccourcis, justifie alors les exactions policières à l’égard de ces jeunes, voire militaires à l’encontre des palestiniens ou autres irakiens et afghans : « C’est dans leur culture, dans leur religion. Ils ont ça dans le sang. Ils sont violents. Ce sont des machos. Des extrémistes… C’est pour leur bien que nous intervenons (CRS dans les banlieues, troupes américaines et israéliennes dans les territoires occupés). Nous leur apportons ordre, paix, justice, démocratie... blabla… blabla… » « Nous les civilisons. Nous les éduquons. » La boucle est bouclée : Ah, paternalisme et impérialisme quand tu nous tiens !

Chams ne put s’empêcher non sans une certaine émotion de relire ces quelques lignes qu’il avait écrite. Il se demandait ce que son petit frère pouvait bien vivre et ressentir en ce moment, bien qu’il espérât que cette garde à vue lui mette enfin du plomb dans la tête de Badr ; et de repenser aux remarques de son ami Philippe, « Les victimes sont-elles celles qui subissent un événement malgré elles, ou bien celles qui provoquent leur propre malheur ? Si certains jeunes en sont arrivés là, c’est qu’ils l’ont bien cherché et voulu. Regarde ! Ma mère n’est pas très riche, même si elle tient une petite boutique, et cela n’a pas fait de moi un délinquant. Toi-même tu es fils d’ouvrier, est-ce pour autant que tu es devenu comme eux ? »

Philippe trouvait en effet l’essai de son ami trop angélique, trop dans la culture de l’excuse, ce côté propre aux bobos de gauche ; il lui reprochait ce ton victimaire. Et Chams savait au fond de lui-même que son ami avait d’une certaine façon raison, mais pas totalement. Et Chams de lui répondre, « Mais les conditions pour notre génération n’étaient pas les mêmes. L’école et la société ont changé depuis, le consumérisme et le paraître (bling bling) ont remplacé l’élitisme et l’éclectisme. L’idéal de l’école égalitaire a disparu face à une école à deux vitesses, l’américanisation de notre société est voulue par nos élites.

_Tu as raison. C’est la culture qui nous a sauvés, reprit Philippe.

_Et puis maintenant, expliqua Chams, qu’est-ce qu’ils s’en foutent de la culture et de la pensée intellectuelle ou des débats politiques les jeunes. Le fric, le fric, rien que le fric, il n’y a que ça qui les intéresse, et même au niveau des médias et de la presse, tout n’est plus qu’une question de fric, information de l’instantanéité et de l’émotion. Fini l’époque des grandes idées, l’époque des débats d’idées. Le fric qu’il soit gagné de façon légale ou illégale. Et tu le vois, avec toutes les affaires qui courent, alors que ceux-là même qui nous parlent d’exemplarité, ils font parti d’un système corrompu pour ne pas dire mafieux. L’hypocrisie à tous les niveaux ». 

 
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