4

« Connais-toi toi-même ».

Socrate.

«Les publicités des divers organismes anti-psi, à la TV et dans les homéojourneaux, ne cessaient de haranguer le public ces derniers temps. Défendez votre intimité, proclamaient-elles partout et à chaque moment. Est-ce qu’un étranger n’est pas à l’affût de vos pensées ? Êtes-vous vraiment seul ? »

Philip K. Dick, Ubik, éd. Folio S-F.

 

Dans la soirée, à la tombée de la nuit, Badr fut réveillé par le tintement des clés et le bruit de la serrure. La porte blindée émit un grincement à la hauteur du frisson qui lui parcourra le dos. Le moindre mouvement et changement de position lui rappelait la froideur du banc. Dans le coin de la cellule, un type à la barbe touffue, habillé d’un qamis et baskets Nike, et portant une taqya blanche sur la tête avec un gilet couleur vert et un treillis genre pachtoune, concentré et méditatif assis en tailleur sur le banc d’en face, lança avec conviction un « Salam alaykum » (que la paix soit sur vous) sonore et autoritaire. Il devait être âgé d’une trentaine d’années.

Par la suite, Chams apprendra que ce monsieur n’était ni plus ni moins qu’un imam d’une Mosquée clandestine, pour ne pas dire une cave aménagée ; dénoncé pour radicalisme par plusieurs fidèles qui lui reprochaient d’avoir endoctriné leurs fils et d’avoir proféré des discours de haine. Cela ne semblait pas inquiéter ce monsieur outre mesure, puisqu’il savait que ses disciples étaient pour la plupart majeurs et consentants. A chaque fois la police le relâchait pour défaut de preuves. Chacun d’eux vénérait leur imam et ils le considéraient comme un cheikh (maître). Celui-ci se prévalait d’avoir des connaissances en arabe classique, notamment dans le tajwid (la lecture psalmodiée) du Coran, et dans la science du hadith (propos et gestes attribués au prophète Muhammad). Sa formation était sur le tard, un mixe de lectures d’ouvrages classiques et de données trouvées sur le Net.

Il lança un regard en direction de Badr, qu’il dévisagea avec un sourire complaisant.

_Ismek Allah ? (Dieu t’a donné quel nom ?)

_Hein ? répondit Badr, ne comprenant pas ce que celui-ci avait baragouiné en arabe classique.

_Tu t’appelles comment ?, dit-il avec un certain accent.

_Badr.

_Ah ! S’exclama-t-il de satisfaction. Tu as un beau prénom.

_Merci.

_Sais-tu ce qu’il signifie ?

_Heu… Je me rappelle vaguement. Le nom d’un lieu sacré, je crois.

_ Une bataille, plus précisément. Et quelle bataille ! La première victoire des musulmans sur les Quraychites polythéistes de la Mecque. Bien qu’ils fussent peu nombreux, par la grâce d’Allah ils furent assistés par des milliers d’anges.

 Badr opina du chef, faisant le gars impressionné. Mais il ne prêta plus attention à son voisin de cellule qui continua de parler comme s’il faisait un prêche auprès de ses fidèles. En réalité, Badr avait la nostalgie de son smartphone qui commençait à cruellement lui manquer ; bien plus que la cigarette ou le haschich. Il avait l’impression d’être coupé du monde. Il pensait à Lisa, une copine qui aimait poster des selfis d’elle quasiment nue sur Snapchat : une application où les photos disparaissent au bout de quelques secondes, sauf si capture d’écran. Il repensa aussi à Samira qui pour fumer un joint lui avait sucé la bite lors d’une soirée dans le bar chicha du coin, dans un coin mal éclairé sous la table.

Badr n’osait même pas imaginer l’enfermement en prison, entre mecs. A cette idée, la claustrophobie le gagna de plus en plus. Une envie de défoncer les murs, le manque de nicotine et de drogue commençait à faire effet. Sa jambe droite ne faisait que tressaillir de nervosité. Son voisin de cellule habillé à la mode pachtoune le remarqua.

_ça va ? lui demanda-t-il.

_Ouais, vite fait quoi, siffla Badr. On a connu mieux.

Badr repensa à cette jeune employée de vingt ans qui travaillait à la banque sur la rue de la République et qui l’avait rencardé via l’application Tender.

C’était un banal soir de semaine après le travail, Elodie avait envie de se détendre, d’oublier son job de jeune banquière sérieuse, bien sous tous rapports. Alors elle a fait comme à son habitude : un petit tour sur Tinder, l’appli de rencontres par géolocalisation la plus connue. Elle était chez elle, dans son nouveau petit studio, et ce fut via son smartphone, qu'elle pût choisir le type d’homme qu’elle avait envie pour cette soirée. Elle le voulait avec une peau caramélisée, produit d’exotisme ou plutôt de ses rêveries. Elle fit défiler les différents profils sur l’écran, en écarta certains d’un simple mouvement d’index vers la gauche, et dès qu’elle "matcha" avec un jeune brun, qui prétendait avoir la vingtaine passée, une barbe de trois jours. "Tout à fait mon type", se déclara-t-elle. Avec dans les reins la même envie que tous ceux qui fréquentent ces sites, celle de baiser. Elle craqua sur le profil du petit beur ayant à peu près son âge. Elle lui donna rendez-vous à la rue de la République, et prit un verre avec lui dans le seul pub digne de ce nom, c’était plus prudent. Il avait le style racaille, et ça lui plaisait. La demi-heure passée comme un battement de cils, à se chercher du coin de l’œil ; elle voulait un peu de séduction, un peu de préliminaire avant de consommer, comme lorsqu’elle prend le temps d’admirer la présentation d’un plat. Alors Elodie fit montée Badr chez elle, à deux pas. Une heure d’amusement sans échange de numéros ni prise de chou. Juste du fun et du plaisir. Séduction express, fast sex. Le lendemain, le boulot n’attendait pas. Elle voulait du Bad boy qui lui bourre la chatte. Mais avant, pour se désinhiber, elle but un peu de rosé et fuma un joint avec lui. Elodie n’était pas la seule à coucher ainsi, toutes ses copines célibataires faisaient aussi pareil, sauf celles qui étaient casées. Elle avait aussi d’autres applications, Adopte, Happn, OkCupid, IceBreaker, pour augmenter ses chances de trouver de nouveaux profils. Mais souvent, elle retrouvait les mêmes types sous d’autres pseudos. La pratique est devenue si répandue qu’elle porte aujourd’hui un nom : la culture du "hook up", un terme né dans le milieu gay pour désigner le coup d’un soir. Badr savait que la génération de son grand frère, c’était d’abord apprendre à se connaître, à s’aimer puis à coucher ensemble, et enfin le mariage ; alors que la nouvelle génération, c’était l’inverse, baiser d’abord, puis voir s’il y a des atomes crochus ou une envie de se revoir pour mieux se connaître ; sans parler de la peur du sida des années 80 qui avait totalement disparu. Souvent Badr ne mettait même pas de préservatif. Contrairement à Chams, il ne fantasmait pas via des magazines ou de la littérature ou des sites pornos virtuels, mais couchait avec de parfaites inconnues consentantes. Et son principe de base était juste de passer du bon temps et ne jamais s’attacher. Pourtant, il trouvait une forme de dégoût et de lassitude à force de baiser de façon aussi automatique. Badr engoncé dans ses rêveries, la bouche en forme de cœur, sursauta brusquement, réalisant qu’il n’était pas seul et que le type en uniforme de Pachtoune, le fixait droit dans les yeux d’une prunelle ardente. L’autre type se plaignit de l’exiguïté de la cellule et de ne pas avoir d’eau pour faire ses ablutions. Cependant, il prit un petit galet, petite pierre plate que l’on retrouve sur les bords de rivières, qu’il avait soigneusement caché dans l’une de ses poches intérieures et que les policiers n’avaient pas décelée. Il frotta les mains avec, puis fit des gestes jusqu’au coude et sur le visage, en effectuant une ablution sèche. Celle-ci était autorisée lorsqu’il n’y avait pas d’eau. Puis il effectua sa prière à même le carrelage, vêtu de son treillis et de son qamis, tout en gardant ses chaussures ou genre de pataugas. Badr impressionné par le sérieux et la concentration de celui-ci, le fixa comme hypnotisé ; un serpent devant l’instrument du charmeur. Celui-ci prononça chaque consonne avec perfection, psalmodiant comme s’il était dans l’enceinte sacrée de la Mosquée de Médine. Puis une fois les salutations et les invocations (Dikr) effectuées, il se retourna vers Badr et lui demanda d’une voix douce et énigmatique : « Badr qui es-tu ? ».

Décontenancé par une telle question, Badr ne comprit pas ce que ce type voulait dire. Et surtout où il voulait en venir. Toutefois, cette phrase résonna en lui toute la nuit, et bien des jours après. Il se rendit compte qu’il ne se l’était jamais vraiment posé.

Toute la nuit, Badr eut des rêves bizarres. Il était comme nu au milieu du néant, ou plutôt du désert. Il ne savait pas. La lumière était trop forte. Et en réalité c’était la lumière du néon qui était suspendu au plafond, mais il ne le savait pas. Il avait le sommeil agité. Parfois même un léger gémissement s’échappait de sa bouche. Le type assis en tailleur continuait ses incantations.

Au petit matin, il était à nouveau seul, se demandant si cet homme avait réellement existé. Le seul souvenir c’était aussi cette phrase : « On se reverra Incha Allah », et ce sourire. Oui ce sourire, sûr de lui, comme si cela était inévitable. Comme si cela était le Mektoub (le destin). 

 

Retour à l'accueil