Contine de ma grand-mère

ex-taularde

« Impénétrabilité de l'espace carcéral, avec ses lois oniriques de dilatation et de contraction. »

Goliarda Sapienza, L’Université de Rebibbia, éd. Le Tripode.

 

Ma grand-mère Nana Rahma était devenue sous le poids des années une vieille dame encore vive d’esprit et dynamique malgré ses douleurs liées à l’arthrose et autres maladies de la vieillesse. Malgré tout, elle resplendissait de cet aura qu’ont les personnes ayant atteint l’expérience et la sagesse, fruit de plusieurs années d’épreuves et de connaissances. On venait la consulter pour requérir son avis pour telle ou telle situation familiale ou de couple. Elle savait toujours trouver la formule pour apaiser, d’autant plus que son regard et son léger sourire bienveillants s’y prêtaient bien, à tel point que même les plus fermés ou réticents, en arrivaient au bien-fondé de ses conseils ou de ses paroles : c’est ce qu’on appelle aujourd’hui encore, une sage; qui inspire toujours le respect des plus jeunes et des anciens. Surtout venaient la voir, les femmes qui n’imaginaient pas confier leurs soucis conjugaux à un imam ou à un proche. C’est pour cela qu’on allait voir ma grand-mère Nana Rahma.

Cette année-là, on alla l’accueillir à l’aéroport de Fès. Tous les passagers vêtus de blanc auréolés de la sainteté de la foi, revenaient de la Mecque, scandant en chœur Labayk Allahouma Labayk… (Me voilà ô Seigneur me voilà…)  que tout pèlerin doit prononcer. Les youyous étaient rythmés au son des tambourins, des darboukas,  et autres raïta ou cornemuse du Maghreb.

Nana Rahma ainsi que les autres pèlerins étaient reçus en trombe. Certains jetaient du sel, même si l’imam leur disait que c’était des pratiques héritées du paganisme. On aurait dit un mariage.

_Même nous, coupa le docteur Miguel, nous jetons du sel. Je crois que c’est une tradition judéo-arabe.

_Oui, tout à fait docteur. Où en étais-je?… ah oui, il y avait aussi beaucoup de femmes que je ne connaissais pas, jeunes et moins jeunes, qui l’embrassèrent en pleurs. Au moins une trentaine. Même ma mère n’avait pas manifesté autant d’affection. Et je demandai à ma cousine, intrigué par ces inconnues :

_Miss qui sont-elles ? Des voisines ?

_Non, sourit-elle.

_Mais alors qui est-ce ? De la famille que je ne connais pas ?

_Ce sont ses camarades de prison.

_Ses… ses, je faillis m’étouffer de surprise, ses camarades de prison ?

_Ben oui, me dit-elle, comme si cela était évident ou naturel.

_Mais… grand-mère a fait de la prison ?

_Ben oui, l’année dernière, tu ne savais pas ? Tes parents ne te l’ont pas dit ?

_Non. Tu sais mes parents ne me disent pas grand-chose quand il s’agit de la famille.

Je n’osai imaginer ma grand-mère en tenue de prisonnière, dans une cellule au côté de ses femmes, criminelles endurcies, prostituées ou autres misérables et voleuses de bas étages. Forcément, ma grand-mère était innocente. Il y avait une explication. C’était une erreur judiciaire. Ce n’était pas possible. Et cela me tourmenta toute l’après-midi et toute la soirée.

Ma cousine était occupée, et elle me promit de me raconter cela un peu plus tard. Et cela ne cessa de m’obséder au point de me dire que ma cousine m’avait menti et m’avait fait une mauvaise blague. Nous montâmes dans nos véhicules respectifs, véhicules personnels et autres taxis loués, pour continuer dans un long cortège joyeux, tout en fanfare, chants populaires, youyous et autres klaxons. La nationale était pleine, et les passants irradiés par notre joie communicative, perdaient leurs tristes mines habituelles, le temps d’oublier leurs soucis et leurs occupations, tout en faisant le vœu secret de réaliser à leur tout un jour ce grand voyage vers la Mecque que tout bon musulman doit accomplir selon s’il en a les moyens. Les sourires étaient communicatifs comme la vitrine bienheureuse d’un futur paradis ou de l’enfant oublié que nous étions. Les gens se mettaient aussi à taper de leur main, à chanter, même à danser, et à pousser des youyous pleins d’allégresse. Tout le monde comprenait et savait que c’était soi un mariage, soit le retour des pèlerins. Tous de blancs vêtus. Et Même lors des enterrements, le blanc est de circonstance, sauf que là les gens gardent le silence, le temps d’une prière intérieure, pour ceux qui se rappellent, quant au plus étourdis par la vie, ils ne font même plus attention à la sacralité de l’instant. Je me tournai alors auprès de mon père, et lui demandai :

_C’est vrai que Nana Rahma a fait de la prison ?

Il se mit à rire sans me répondre. Et me regarda avec ce regard si rare et si plein d’affection, et me répondit :

_Mais mon fils, tout le monde le sait. Il n’y a que toi qui ne le sais pas. Ta mère ne te l’a pas raconté ?

_Eh ben, non…

Un peu en colère, je me tournais cette fois-ci vers ma mère :

_Maman c’est quoi cette histoire ? Nana Rahma a fait de la prison ?

_Quoi ? me dit-elle.

Elle n’entendait pas à force de youyous, de klaxons, et de taper dans ses mains. Une vraie cacophonie nous entourait de toutes parts. Je réitérai ma question, et ma mère me regarda avec le même regard que mon père, comme si j’étais le dernier abruti. Apparemment tout le monde était au courant sauf moi. Je rongeai mon frein tout le long du trajet, décidé à percer le mystère de cette histoire. On m’avait raconté par la suite, que pour sauver l’honneur de sa belle-fille qui s’était accrochée et battue avec leur voisine qui avait fait un trou dans le mur sans autorisation pour se donner un passage dans leur cour intérieure, alors que les plans du cadastres étaient formels, elle n’y avait pas droit; et Nana Rhama avait pris toutes les responsabilités, vu son âge, et s’était déclarée coupable de l’avoir frappé à coup de pelle, celle que mon oncle avait laissé négligemment là en vue de préparer du mortier pour d'éventuels travaux de rénovation. Celle-ci eut plusieurs côtes fracturées et des hématomes, la Police et les ambulanciers avaient ameuté tout le quartier, et dans un brouhaha de colère, chacun défendait son camp, selon ses affinités. Bref des histoires de cadastre, de plans et de voisinage comme il y en a des millions à travers le monde : tout ça pour une porte que la voisine n’avait pas le droit de construire qui lui donnait accès à la cour intérieure et la possibilité d’avoir pour sa maison deux sorties.

_ Et ma grand-mère, avec son expression habituelle espiègle et pleine de malices m’avait dit un peu plus tard, une fois reposée au Ryad familial, « Tu sais mon petit, je vais te raconter un conte berbère. Une belle-mère qui détestait le fils de son mari, d’un premier mariage, eut l’idée de faire du pain et de l’empoisonner pour se débarrasser de celui-ci. L’ayant donné à l’enfant pour qu’il le mange, celui-ci rencontra ses deux demi-frères, il partagea le pain en deux et leur donna. Ses enfants morts, la mère réalisa que sa mauvaise intention se retourna contre elle. Et l’enfant innocent survécu, mais il en fut tout aussi triste. Toujours, n’oublie jamais cela, toujours garde une intention pure et juste. La morale de cette histoire, soit honnête envers ceux que tu aimes, ne te cache pas car le mensonge ou la trahison ça se retourne toujours contre soi, n'oublie jamais cela. Et tôt ou tard, chacun doit en payer le prix, si ce n'est pas ici, ça sera dans l'au-delà mon petit fils. Et les femmes sont celles qu'ils faut toujours protéger, car en chacun de leur amant elles retrouvent un peu de leur père... parfois elles espèrent trouver autre chose, pour oublier le père. »

Ma grand-mère a toujours été très psychologue. Et ce petit conte berbère de ma grand-mère est resté gravé dans ma conscience comme dans du marbre, même si j'en goûte déjà les conséquences (de mon infidélité avec ma femme), et je suis persuadé qu'elle le sait. Je repense au mal que j'ai fait à Anissa, à Lï-en Nguyen, à Lollie l'américaine, à Madame Brigitte Bergerac et à toutes celles que j'ai aimé, ou cru aimé, ou plutôt mal aimé. Toutes celles que j'ai fait souffrir par mes indécisions, mes lâchetés. Tout ça parce que je n'ai jamais été encore un homme digne de ce nom. 

Pardonnez-moi toutes. Malgré tout, je vous ai aimé, et je vous aime encore. Vous êtes la matière première de mes écrits... Balzac était poursuivi par les huissiers, toujours dans des emmerdes, mais il se recueillait dans son univers imaginaire, son aspiration à la mondanité, les femmes qu'il a aimé, quel génie! Je n'ai pas la prétention d'en arriver là, mais j'aspire seulement à mettre par écrit le souvenir d'un conte que m'avait raconté ma grand-mère, une ex-taularde de la prison de Meknès. Emprisonnée à plus de 85 ans pour épargner l'humiliation à sa bru, parfois les gestes héroïques ne requièrent pas davantage. Quelle classe! Quelle dignité! Comment se fait-il que ma mère Tadla n'aie rien hérité des valeurs morales et de cette personnalité de ma grand-mère hors du commun. Cela reste pour moi un mystère, même si je sais que ma mère s'est sacrifiée, effacée pour mon père, ce tyran: son roi, genre de narcissique manipulateur. J'espère au moins avoir hérité d'un peu des qualités morales de ma mamie. De dire la vérité et de ne pas me dérober devant mes responsabilités. 

Je t'aime grand-mère. Nana Rahma, celle qui sautillait encore à 80 ans comme une chèvre de l'Atlas. Aujourd'hui elle est fatiguée et à plus de 100 ans. Que Dieu l'aide à supporter l'ultime transition, celle qui nous attend tous à plus ou moins brève échéance. Elle est mon repère, ma boussole. Quand je me sens mal ou que j'ai honte de moi, je pense à elle, et je retrouve foi en la misericorde divine. 

 

ZAHRA DJAM

 

Retour à l'accueil