Pour un pendentif

et

un bambou chinois

1

Quand j’ai saisi que tu pouvais périr d’être mal aimée, je t’ai enviée d’être vivante au point d’être mortelle, si magnifiquement vulnérable.

Alexandre Jardin, Autobiographie d’un amour, éd. nrf.

 

L’heure était au soulagement chez les Bouroumi, enfin ils eurent gain de cause. La cour de Justice avait rendu son verdict, et ils furent enfin payés. Mais cela ne recouvrait principalement que les dettes qu’ils avaient accumulées au cours des années de galère. En dépit de tout cela, ils commençaient enfin à entrevoir le bout du tunnel, d’un point de vue pécuniaire et matériel, même si les cicatrices du cœur restaient profondes et irréversibles.   

Sur le chemin, comme un vieux couple, Anissa demanda à son époux :

_Alors ce roman ça avance ?

_Oui, je l’ai enfin terminé.

_J’ai hâte que tu le publies. Il t’aidera enfin à te construire, j’en suis persuadée. Tu hésites toujours à garder le titre, à le publier sous forme de roman ou de nouvelles ?

_ Oui j’ai gardé le titre L’Education Pornographique, mais je crois que je vais garder la forme du roman.

_ Je suis sûre que ça sera bien. Ça donne envie de le lire. D’ailleurs, j’en ai parlé à Madame Gradiot ma directrice, elle aimerait le lire.

_Ah oui ?

_ ça l’intrigue. Même si je sais que ça parle de ta vie, de notre vie.

_ Tu n’as jamais encore rien lu de ce que j’ai écrit, comme si tu avais peur d’y découvrir... Je me trompe ?

_ Non, tu te fais des idées, il n’y a rien que je ne sache pas. J’ai la conscience tranquille, et surtout je sais de quoi il parle ton bouquin, parce que je le vis, et si ce n’était les analyses du docteur Miguel, de Philippe et moi-même, jamais tu n’aurais réussi à l’écrire de cette façon.

_ Oui, mais c’est romancé. Il y a une part de fiction, comme disait Aragon le mentir vrai. J’ai juste forcé certains traits. Toutefois, c’est vrai ce que tu dis, j’ai même l’impression étrange que toutes ces aventures n’ont jamais existé, et qu’elles ne sont en définitif que le fruit de mon imagination. Même le visage de mes ex, semble se perdre dans des brouillards, comme des songes… et toutes ces promesses d’amour éternel… toutes ces paroles envolées… comme des poussières d’étoiles… dans l’éternité… et même les moments les plus pénibles avec mes parents, ne sont pas représentatifs de la bienveillance et de l’amour qu’ils mont donné malgré leurs silences. Mes parents ne sont pas des monstres, ils ont essayé de faire du mieux qu’ils ont pu.

_ Espérons juste lorsque les enfants auront l’idée de le lire un jour, qu’ils soient assez murs et compréhensifs pour ne pas te haïr. Mais je ne le pense pas, ils comprendront et ils te pardonneront, comme moi je l’ai fait. Par contre, ne m’impose plus ta famille, ne m’impose plus ton trauma. Je ne veux pas vivre ce que ta mère vit, rester au chevet d’un homme qui ne l’aime pas.

_J’ai voulu juste comprendre comment on en arrive à rester ensemble même lorsque l’amour n’est plus là. Je sais que mon père est avec ma mère par habitude, et il ne lui a  jamais dit je t’aime devant nous, ou effectuer un geste de tendresse à son égard. Mais avec toi je ne peux pas dire que je ne t’aime pas. Tu es une perle, d’une gentillesse.

_Oui, je dirais plutôt que je suis une pauvre conne, que j’aurais dû te quitter dès que j’ai su ton histoire avec cette fille. Au contraire je me suis battu pour toi, mais toi… j’ai l’impression d’avoir perdu plus de dix ans de ma vie. Je prie même le seigneur que tu recontactes Lî-en Nguyen, que vous puissiez vous remettre ensemble.

_ Je ne sais pas quoi te dire. Et puis ce Nous… oui, ce fameux nous, eh bien dis-toi, que c’est sur la souffrance de l’impossibilité du Nous que toute mon œuvre est bâtie. Aragon disait aussi cela. De toute façon, on rêve toute notre vie d’une âme sœur, mais en réalité nous mourrons et nous vivons seuls, avec nos rêves, nos fantasmes, nos idéaux… seuls… ou peut être que l’âme sœur était là constamment, à côté de nous, et ce n’est qu’une fois qu’elle disparait que l’on réalise que c’était elle. Comme la présence des parents et de tous ceux qu’on aime, on s’y habitue, et on a l’impression que c’est naturel et qu’ils seront toujours là, et que leur amour est acquis.

_ Mais c’est horrible ce que tu dis. Mais alors pourquoi tu m’as laissé croire durant toutes ces années que c’était possible entre nous ? Pourquoi tu m’as menti ? Quel gâchis ! Te rends-tu compte de ce que tu dis ?

_ En fait, j’étais comme un enfant face à toi, mes parents, face au jugement, que ce que j’avais fait était Haram (illicite ou péché). D’autant plus cette femme en noir qui venait te prévenir dans ton sommeil, et la Zaouïa (Château de la M.), tout cela contribuait à une ambiance surréaliste, et j’y voyais la main de Dieu. Et tu étais cette main de Dieu comme lorsque mon père m’assénait ses coups. Et j’étais tétanisé.

_ Voilà pourquoi il fallait que tu ailles voir un psy.

_ Je m’en rends compte aujourd’hui. Et si Lay au lendemain de cette histoire avait assumée ses sentiments de son côté, auprès de sa famille et de son père, c’est sûr, je t’aurais quitté.

_ Oui je le sais. Chaque jour, chacun aime savoir qu’on l’aime, c’est vital comme la lumière ou l’eau pour une plante, sinon on fane, on meurt. On a besoin d’avoir des signes d’affection, c’est normal. Tu crois que je vais supporter indéfiniment à vivre comme ça, à recevoir de ton amour au compte-goutte, alors que tu en aimes une autre ? Moi je veux vivre, je veux ma liberté, je veux juste savoir qu’on est d’accord, j’irais me renseigner pour la séparation de corps ou le divorce. Toi dans ce confort avec tes livres, ton monde, tu trouves ton équilibre, ton compte. Moi aussi je veux trouver le mien, ma chambre à moi, et je ne veux plus de devoir conjugal, ça c’est fini. Ce que je fais c’est pour les enfants. Moi aussi je veux connaître l’amour, moi aussi je veux que l’on m’aime. Tu comprends ?

_ Tu as rencontré quelqu’un ?

_ Non, bien sûr que non. Mais j’envisage dans le futur cette possibilité, parce qu’imagine que ton livre marche et que tu deviennes véritablement un écrivain, je ne suis pas bête, je vois les femmes d’artistes comme elles ont été pour la plupart toutes malheureuses de voir leur homme butiner de maîtresses en maîtresses. Donc je me prépare. Je ne suis plus comme avant, à t’attendre, à espérer. Je pense à moi, il en va de ma santé mentale. Et surtout pour l’équilibre de nos enfants. Tu comprends ?

_ Oui.

Arrivés auprès de l’enseigne du club de danse, ils enlevèrent leur par-dessus et laissèrent la légèreté des lieux les envelopper. La musique du Bodeguita battait son plein. Les frôlements de jupes et de pantalons, aux rythmes endiablés de la Salsa, du Reggaetton, du Kizomba,  et de la bachata, et les voix et les rires sonores, toute cette ambiance en mettait plein les yeux à Chams. Anissa heureuse en apparence, mais malheureuse au-dedans, riait aux éclats à côté de ses amies qui voulaient voir ce mystérieux et solitaire mari. Chams remarqua quelques profs de danse, et leurs mouvements et leur corps galbé l’hypnotisait.

_ Alors ? T’aimes bien, demanda Anissa tout en dansant. C’est ici que je viens tous les mardis et tous les jeudis avec ma sœur Sarah et Steven. Les deux tourtereaux formaient un beau couple : les mauvaises langues disaient que feu leur père le Hajj Ibrahim vivant, Sarah n’aurait jamais espéré épouser ce françawi, et elles n’auraient jamais mis les pieds dans un tel établissement, mais Chams pensait que ce n’était que pure spéculation ; connaissant le caractère doux et conciliant de son défunt beau-père. La confiance était le socle de toute relation et éducation réussie, épanouie et heureuse, maintenant Chams en était convaincu.

Chams assis sur une chaise haute, le bras accoudé au bar, impressionné par la dextérité de sa belle-sœur et de son compagnon, commanda un Perrier citron :

_C’est très coloré, concéda-t-il. C’est très beau. Je ne sais pas comment ils font. Il y a tellement de sensualité, de volupté.

_ En Amérique du Sud et à Cuba, c’est culturel. La danse est une deuxième nature. Tiens je te présente Paola.

_ Bonsoir, ça fait bientôt un an que l’on connaît Anissa. Et quand elle nous a dit elle est mariée et mère de trois enfants, on ne l’a pas cru sur le moment. Elle fait tellement jeune, elle irradie de fraîcheur. Une vraie perle ! Quand elle n’est pas là, ça n’est pas pareil. Elle communique une telle énergie, une telle joie. Vous avez beaucoup de chance d’avoir une femme pareille.

Tout le monde sollicitait Anissa, c’était leur rayon de soleil. Chams gêné, ne savait quoi répondre. Il savait qu’il n’y était pas pour grand-chose, au contraire. Mais comme lui avait dit sa femme, « tu as beaucoup de défauts chéri, mais une de tes qualités, c’est que tu me laisses faire mes activités, et que tu n’es pas jaloux. Même si parfois, j’ai l’impression que tu m’envies cette joie de vivre. Mais dans ma famille on est comme ça. On aime rire. On aime la fête. On aime la vie. Ah, ton pessimisme ou ta mélancolie de poète, ça me fout le cafard. Pourquoi ne pas être un écrivain joyeux ? Rendre hommage à la vie, à l’amour. »

Chams à ses paroles, semblait méditer.

Et là, toute souriante, elle le prit par le bras, l’entraînant dans la foule :

_ Viens, viens, laisse-toi aller.

Il réalisa que c’était la première fois depuis leur mariage qu’ils dansaient ensemble. Il n’était pas une âme errante[1], bien au contraire, c’était le contrôle qui surdéterminait tout : cette croyance ou cette volonté folle de l’homme moderne occidental de tout choisir de tout contrôler jusqu’à la mort.

Chams se laissa emporter par la foule, la musique, le folklore dépaysant de la décoration constituée de sombréros de cactus et de cadres entourés de mots en espagnol, il avait l’impression d’être dans ces pays inconnus ensoleillés au bord de la plage ou dans un village au Guatemala, en Colombie, en Equateur, au Brésil, au Mexique, à Cuba, où le corps est porté au diapason, jusqu’à la transe, l’enivrement. Chams perdit ses repères. Il devait apprendre, comme le lui avait dit le docteur Miguel, à se lâcher, à s’oublier, pour apprendre à revivre. Parfois, il pensait à Lay, se demandant ce qu’elle faisait, si elle était heureuse.

Il réalisa que lorsqu’Anissa devenait autre, étrangère, il ressentait du désir, et l’impression de la découvrir pour la première fois, comme lorsqu’on regarde une œuvre avec un œil neuf. Quel exercice compliqué ! Faire de sa compagne de tous les jours, cette source d’inspiration _ une nouvelle muse. Et pourtant, elle était là brillante, ses cheveux tels une crinière et sa robe tournoyaient de mille feux, comme des astres étincelants en rotation dans l’immensité de l’espace. Elle respirait la vie, la beauté. Elle irradiait d’insouciance, de cette lumière infantile, délestée de toute souffrance. Chaque parcelle de son âme brûlait de désir, le désir d’être aimée, d’être admirée en tant que femme. Et avec ses copines, elles riaient comme des adolescentes. Chams semblait voir et découvrir Anissa pour la première fois, comme si loin de lui elle s’épanouissait à vue d’œil. Mais Chams agissait sur elle comme une kryptonite, ça c’était sûr, ou le côté obscur de la force. Loin de lui elle reprenait du poil de la bête. Quand elle le voyait elle pensait à Lay, comme une ombre collée à lui, comme le sang indélibile d'un meurtre.

Et elle devinait dans le regard de son mari cette étincelle d’émerveillement, et lui lança en plaisantant : « Monsieur, me feriez-vous l’honneur d’une danse ? C’est bizarre, tu ne m’as jamais regardé de cette façon, plaisanta-t-telle, peut-être qu’il serait temps de mieux nous connaître ? Mais c’est trop tard. Tu feras cet effort pour une autre, si tu as encore assez d’énergie, lança-t-elle sarcastique »

Et lors du coucher, au moment de s’endormir, le visage enfoncé dans l’oreiller, Chams repensa à son père, à cet aveu poignant, pendant qu’il lui massait le dos parsemé de lentigo ou taches de vieillesse. Il comprit pour la première fois, qu’il ne toucherait plus jamais le corps de sa femme. Des mois déjà qu’ils ne couchaient plus ensemble.

Il repensa : 

« Moi aussi, j’ai connu une fille, avoua la voix chevrotante et fatiguée de son père. (Pas qu’une, pensa Chams. Mais pour en parler ainsi, c’est que celle-ci devait plus compter que les autres). Elle travaillait dans le secteur emballage de l’usine, expliqua-t-il hésitant, c’était la plus belle fille que j’ai connu… tu comprends, c’était bien avant de connaître ta mère. (Sûrement avant la lettre de Baba Yahya qui lui demanadait de rentrer au pays pour se marier ; qu’on lui avait trouvé une femme ; une miraculée. Sûrement cette femme en pleurs qui l’avait saisie par le cou sur la place publique, devant ma mère incrédule). Mais, lui dit-il, comment aurions-nous pu faire pour nous marier et sans le consentement de mon père ? Son pays d’origine était à l’autre bout du monde, et mes parents vivaient au Maroc. C’était impossible. A chut, voilà ta mère qui vient… »

Et Chams ne put réprimer ses larmes en silence, qui coulèrent et coulèrent aussi longtemps qu’elles pouvaient. Il évitait de renifler, allant plusieurs fois à la salle de bain se moucher. La vie est trop injuste, pensa-t-il. Et il considéra Anissa, comme sa mère, comme toutes ses femmes trahies, mal aimée, qui ont tant cru à l’amour. Lui-même y avait cru toute sa vie, comme un roman ou un film sentimental… il ne comprenait pas pourquoi les hommes et les femmes passaient à côté de leur vie, à se rater, à se faire mal, consciemment ou inconsciemment… succession de quiproquos, chacun courant après ses désirs, ses rêves, ses représentations, son idéal. Peut-être le malentendu résidait-il précisément là, dans ce manque de réelle communication ? Ou peut-être, comme Aurélien[2], chacun de nous tombe amoureux du masque, idéalisant la personne à son image, à ses attentes… mais bien souvent, celle-ci est totalement indépendante, différente, aves ses caprices, ses contradictions. Et quand Anissa lui répétait à l’envie, tu ne m’as pas aimé comme moi je t’ai aimé, Chams ne comprenait pas, ou plutôt il percevait cet amour comme une injonction, comme une volonté de fusion et que ses désirs soient en conformité avec ses attentes. Mais est-ce ça l’amour ? Anissa le savait, on ne contraint pas quelqu’un, et de répéter « jamais personne ne m’aimera comme mon père m’a aimé. Lui seul m’a donné toute ma place. J’étais son cœur, j’étais sa princesse.

_ Tu veux que je te dise quoi, gémit Chams. Toi au moins tu as connu l’amour d’un père. Et ton père était exceptionnel. J’aurais aimé avoir un père pareil, tu sais.

_ Oui, mais l’amour d’un mari ce n’est pas pareil, ça doit être encore plus fort et plus intime. Je le sais, Lay t’a marqué, et que si je te la ramenais là maintenant, tu ne saurais pas quoi lui dire, tu deviendrais comme cet adolescent que j’ai vu sur la terrasse du Mac Donald de M*. Je le sais, tu n’es pas avec moi à cent pour cent. Elle a pris vingt pour cent de mon mari. Au lendemain de votre idylle, c’était le contraire, c’était elle qui avait quatre-vingt pour cent de ton cœur, et moi vingt. Je ne sais pas, je ne sais plus. Ça me fatigue. Je sais que tu ne m’aimes pas comme je voudrais ; que tu n’es pas à moi à cent pour cent, et c’est ça qui me fait mal chaque jour. Mais, je dois vivre avec. Je souris du dehors mais je suis triste du dedans, toujours il y a cette blessure. Heureusement qu’il y a mes enfants, ce sont eux qui m’ont aidé à tenir. Sans eux, j’aurais tout quitté, changé de ville, de pays. Je veux que tu le saches mon chéri ».

C’est ce qui fait précisément l’objet de la littérature, pensa Chams. C’est ça la vie. Et souvent la vie est bien plus complexe et plus farfelue, grouillante de milliers de personnes, de vies, d’événements inattendus, de sentiments contradictoires, ramifications, labyrinthes bien plus complexes que ne peut l’être un roman. Comme le peintre qui essaie en vain de reproduire les effets de la Lumière, des couleurs, et du réel, n’aboutissant souvent qu’à une caricature, une pâle représentation, du moins une vision, subjective. Nous ne sommes que des représentations, comme des acteurs, chacun s’appropriant le métier ou le statut ou la fonction qui le distingue, se prenant parfois au jeu, ce que d’aucuns appellent déformation professionnelle, jusqu’à prendre goût au pouvoir, ce foutu pouvoir hiérarchique, phallus symbolique nécessaire à la stimulation sexuelle, alors que chacun devant un cataclysme, ou le pire, se retrouve devant son humaine condition, à se chier dessus. Seule la bohème du désir guide nos pas… le désir de la vie… et parfois de la mort.

 

 

[1] Tobie Nathan, Les âmes errantes, éd. L’Iconoclaste.

[2] Louis Aragon, Aurélien, éd. Folio.

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