Testament d’un loser

 

Le sage dit : Les défauts d’un homme sont

conformes à son caractère. En connaissant

ses défauts, tu peux conclure à ses vertus.

Les entretiens de Confucius.

 

Connais-toi toi-même.

Socrate.

 

 

Quelle prétention tout ça parce que j’arrive à aligner des gribouillis et des signes. Quelle prétention d’imaginer que je vais intéresser un éventuel lecteur avec mes quelques lignes. Quelle prétention de penser que ce que je raconte a un quelconque intérêt ou style… En attendant, non je n’ai pas l’intention de mettre fin à mes jours. Quoique… Au moins si c'était par amour. En attendant même si l’ange de la mort me fait face soixante-dix fois dit-on sans que je le voie, attendant le décret divin pour retirer mon âme, guettant mon dernier souffle. En attendant j’écris avec mon sang sur le papier de ma destinée. Je regarde juste ce long fleuve de la vie et les reflets de lumière m’aident à supporter ce long songe éveillé. Parfois cauchemar. Mais comment appeler cette sensation, ce sentiment, lorsqu'on n'est plus acteur de sa vie et ça depuis quelques temps. Je suis juste une enveloppe corporelle qui subit, spectateur de cette comédie ou folie humaine. L’ambition que j’avais s’est éteinte dans les profondeurs du courant, à coups de factures impayées et d’endettement. Ou peut-être n’est-ce en réalité qu’illusion ? Courir après la Dounia ou la vie matérielle, négligeant la dimension spirituelle. J’aimerais être au fond de l’eau, juste un poisson libre, aucun compte à rendre. En apnée, en méditation. Mieux qu'un roi.

Déjà dix ans de ma vie à ne plus vivre, juste par procuration, en effet au début c’était parti d’une bonne intention, une auto-psychanalyse. Écrire ce manuscrit pour évacuer tout ce que j’avais en moi. Tout ce que j’avais vécu. En physique on appelle ça électrolyse: séparation ou synthèse d'éléments de composés chimiques. Ne sommes-nous pas fait d'un assemblage d'éléments les plus divers, ce qui rend notre constitution des plus délicates, des plus complexes, et tellement précaire. Et à force, je ne vis plus, je réinterprète le moindre fait, la moindre sensation, le moindre geste, le moindre souvenir. En somme je suis un commentateur de ma triste vie, parce que je n’ai érigé que les miroirs de mon Ego. Quel gâchis! Oui quel gâchis! Le mythe de l’individu se suffisant à lui-même. D’ailleurs je n’ai pas le souvenir que la madeleine avait un aussi bon goût, même si je suis à la recherche du temps perdu. Mais j'ai surtout perdu la spontanéité de mes intentions, cette écriture automatique comme celle des Beatniks; ou bien parce que je manque de consommation de ces substances pour atteindre le tripe des hippies. Tant pis. Ou peut-être parce que je ne crois plus en l'amour... Comment en donner alors que je ne m'aime pas moi-même?

A cause de tout ça, ou plutôt au faite de mes conclusions, j’arrive à un seuil de ma vie où je réalise que j’ai raté mon mariage, ma vie professionnelle. Quoique pour ce qui est du mariage, j'ai eu mon lot de joie et de bonheur. Gourmand, trop gourmand, je suis allé voir ailleurs et j'ai tout gâché. Comme le refrain de la chanson: polygame. Et pour ce qui est de mon travail c’est relatif, car après tout est-ce qu’on peut dire qu’on a réussi en fonction de la grosseur du portefeuille, de ce qu’on gagne, ou bien plutôt par rapport à son épanouissement et à ce qu’on a partagé. Les Winners prétentieux se marrent et appellent cela des arguments de losers. Pour eux c'est toujours une courbe exponentielle, quitte à vendre des produits toxiques. Ils ont l'appétit d'un requin, mais celui-ci ne mange que par instinct. L'Homme est un animal dit-on, plutôt archaïque malgré ses prétentions chimériques. Moderne postmoderne, plutôt post-mortem... Bref... Non, l'animal lui, n'est pas cruel pour tuer gratuitement. Et surtout il ne ment pas. Il n'est pas prêt à vendre père et mère. Ce n'est pas un lâche sans dignité. Tout ça pour la postérité? Ah la postérité!

On m’a souvent dit que dans ma branche j’étais un bon pédagogue. De quelle branche de quel arbre et de quelle racine parle-t-on ? Tout le débat est là. Aujourd'hui on scie celle-là même où on est assis, la branche que nous ont légué les anciens, et la chute est inévitable. Bon j'arrête de faire le décliniste nostalgique.

A domicile je m’efforce d’être un père sympa pour mes enfants en ayant la posture du copain. En réalité à chaque fois que je mime l’autoritarisme de mon père c’est un fiasco. J’ai toujours cru que c’est cela qu’on appelle l’éducation. Je n’avais pas encore lu Dolto. J’ai eu mon père comme exemple, et quel piètre exemple, même s’il a fait de son mieux. Après c’est juste du mimétisme. Je sais aussi qu’il y a un problème de communication avec mes gamins, disons de génération. C’est là que je comprends que je ne suis plus dans le coup. L’ai-je été un jour d’ailleurs ? Je vieillis, je suis trop dans la réflexion. Je m’intoxique. Je suis toxique.

Et je réalise aussi que je me suis marié sans comprendre ce qu’est le mariage. Et j’ai eu des enfants sans mesurer ce qu’est la responsabilité. Au final je me demande ce que je leur ai transmis. Le principal c’est qu’ils semblent heureux et épanouis. Peut-être mon goût pour l’art, moi fils d’ouvrier maghrébin et petit-fils de Fellah. 

Je rêvais d’être un artiste. Pourtant j’avais de bonnes dispositions en dessin et au chant. Pourquoi nous fait-on croire depuis notre tendre enfance que nous sommes chacun de nous unique, singulier, et que nous pouvons tous et tout réussir. C’est sans compter cette compétition vorace ou ce que d’aucuns appellent le darwinisme social. On devrait lire Bourdieu afin de comprendre le capital social et culturel, l’habitus et la distinction dès le plus jeune âge, ça nous éviterait de nous bercer d’illusions. Je ne veux pas faire la victime ou de la sociologie mal placée, mais avoir un réseau ou un capital social et être « fils de » ça peut donner un grand coup de pouce, faut le reconnaître. Mais pourquoi ai-je l’impression que tout le monde s’en fout de ce que j’écris ? Peut-être que ce n’est plus la bonne époque pour ça, mais plutôt celle du buzz sur YouTube à faire des sketchs douteux. C’est sûr, j’ai raté les surréalistes, les avant-gardistes de toutes obédiences, normal je n’étais même pas né. J’ai récemment découvert la Dolce Vita de Fellini, cela a été un choc. De même l’œuvre de Luis Buñuel, cela m’a permis de comprendre beaucoup de choses sur mon rapport à la religion, notamment à l’islam et à la sexualité. J’aimerais pouvoir remettre un jour à un ami mes quelques manuscrits, et qu’une maison d’édition daigne en publier au moins un... Et puis de toute façon n’est pas Kafka qui veut. C’est sûr, je n’ai pas rédigé la Métamorphose. Pourtant ce sentiment d’étouffement et de vouloir sortir de ma carapace je l’ai ressenti. Des envies de crier en pleine rue au milieu de la foule ou du tram ou du métro bondés. Crier comme une explosion. Je réalise que nous sommes des autistes, chacun dans sa bulle, collé à son smartphone, aucune communication, des automates. La peur du réel, tout passe par l’écran, même notre esprit soi-disant critique. Le nouveau prêche avec ses prêtres et ses curés aux J.T en continu. La messe est dite AMEN. Et les réseaux sociaux exacerbent ce sentiment de solitude, d’asile psychiatrique virtuel.

Voilà qu’on me  suspecte parce que je m’habille et m’exprime comme un vrai françawi[1], ou plutôt un bobo. Je sais on n’arrive pas à me classer, à me mettre dans une case. C’est ce que j’appelle une fusion culturelle réussie. Trop réussie, à tel point que je suis aussi à l’aise dans une mosquée que dans un bar de stripteaseuses. Comme Kerouak se défonçant en invoquant les clochards célestes ou ce vieux dégueulasse de Charles Bukowski qui se bourre la gueule pour cacher toute sa sensibilité. En réalité, je ne fais pas l’intéressant pour me vanter, mais parce que mon esprit bouillonne de curiosité. Je m’intéresse à tout. Je suis passionné, mais on me reproche mon égocentrisme, d’être bizarre. Ce qui agace souvent. Récemment j’ai découvert, ou plutôt redécouvert les mouvements clandestins et terroristes des années de plombs en Italie et en Allemagne, La brigade rouge, la bande à Baader, etc. Vieil échos de vieux souvenirs du journal télévisé de l'époque, car je me souviens bien de notre téléviseur noir et blanc au design seventies, et les pattes d’eph et les coupes improbables que j’arborais sur de vieille photos avec mon chemisier assorti. Il y a de quoi faire une thèse sur les analogies et les différences entre terrorisme européen et les groupes terroristes islamistes actuels. Peut-être aussi cet intérêt morbide, sûrement, parce que je suis de double culture musulmane et maghrébine. Je me reconnais dans la figure du juif paria qu'Hannah Arendt a évoqué, après tout ne suis-je pas issu d'une minorité? Le Grand Remplacement, pffff... Cela suffit de toute façon à me rendre d’emblée suspect, si ce n'est coupable. J’en ai cure, je vis avec ça depuis mon adolescence, âge terrible où les jeunes reprennent le discours de leurs parents. Oui je m’intéresse à tout, aucune restriction : je surfe entre toutes sortes de littératures, anarchistes, nihilistes, athéistes, matérialistes, libérales, marxistes, intégristes, libertines... L’esprit et la connaissance ne doivent pas avoir de limites. Pourquoi se restreindre à la vision binaire que l’on nous sert constamment dans nos médias, vieil héritage du manichéisme primitif. Nietzsche avait raison, il faut passer au-delà des visions éculées du bien et du mal.

On me reproche souvent chez moi de me suffire à moi-même, mais n'est-ce pas le fruit de mon éducation égoïste et individualiste?  C'est ce que l'école et la société moderne nous ont appris le mieux, que l’autre n’existe qu'à travers nos désirs qui passent avant tout, privilégiant le décor ou la situation ou le système dans lequel il s’inscrit. Peut-être suis-je un néo-situationniste avec leur fameux slogan gravé dans l’inconscient de chacun "il est interdit d'interdire" ? Selon certains je m’intéresse davantage à mes personnages imaginés, comme si les livres étaient plus réels que le monde extérieur. Peut-être parce que dans la vraie vie les gens m’ennuient tout simplement, tous formatés autour de lieux communs, aucune prise de risque, la permanente homéostasie. Dire que c'est moi qui parle du haut de ma tour d'ivoire et de de mon confort douillet, quel toupet j'avoue. A vrai dire je me calfeutre dans mon bunker de livres en attendant la fin du monde... en fermant la porte et en vérifiant à chaque fois le loquet. Précaution ridicule il faut en convenir, car que pouvons-nous face à un tremblement de terre si la maison s'écroule ou une explosion atomique ou une pandémie?

Un de mes amis me dit souvent qu’il me faut une muse, quelqu’un qui me fasse rêver, me changer les idées. Sortir. Ça ne va pas être facile, parce qu’on dit souvent que j’ai une tête à claques, le type plutôt prétentieux, condescendant même, du genre qui a étudié à la Fac. Disons plutôt que je suis vieux jeu. Mais peut-être est-ce le propre de tout écrivain : Moi Mon Œuvre Ma Vie… le prix de la création, être incompris.

J’imagine comme cela doit être lourd de vivre avec un trou noir. Oui un trou noir qui aspire toute la matière, toutes les énergies, toutes les galaxies, les jolies nébuleuses, et attire toutes les mauvaises ondes ou histoires étranges comme la guigne, et qui transforme les plus belles étoiles, les plus beaux espoirs en scepticisme ou pessimisme. L’empreinte du poète maudit. Et les femmes de toute façon je ne sais même plus comment m’y prendre, elles sont mystérieuses et à la fois prévisibles, avec tellement d’exigences. Des êtres complexes, pleins de pragmatisme et de rêves aussi. Des êtres paradoxaux et magnifiques. Qu’ai-je à leur offrir si ce n’est ma folie ? Peut-être faudrait-il quelqu’un qui veuille la partager ?

Mon rêve idiot d’être reconnu de mon vivant, je réalise que ça n’a aucun intérêt : la preuve, Van Gogh ou Garcia Lorca ont fini dans le sang. Et puis les muses, les pauvres muses… Rien qu’à se rappeler de toutes ces muses auprès de Cézanne, de Gauguin, de Rodin, qu’est-ce qu’elles ont souffert ! Je suis moi aussi un salaud, mais différence de taille, le génie en moins. Et le pire, c’est que j’en souffre, parce que j’y crois à ce rêve absurde d’être un artiste réalisé. Mais à quoi ça sert ? Seul, je suis de toute façon seul dans mon entêtement. Don Quichotte avait au moins son ami Sancho Panza. Ou peut-être était-il le produit de son imagination? Un genre de conscience ou de Surmoi.

D’un point de vue philosophique, nous sommes tous en réalité des artistes, les artistes de notre vie. Pas besoin de faire des tableaux de maîtres, du montage, de la photographie… ou que sais-je, tout est là. Des milliards d’instantanées à chaque instant, partout autour de nous, et dont on n’a même pas idée. Oui, la grâce à chaque instant. Suffit de s’assoir dans une terrasse de café et d’observer autour de soi. Pour capter tout ça il faut garder une âme d’enfant, et surtout être en éveil. L’artiste est celui qui sait saisir et retranscrire maladroitement ce qu’il ressent. A travers son œil, son cœur, puisqu’il n’arrivera jamais à rivaliser avec la technologie et ses merveilles. Peut-être que j’utilise ce terme d’artiste abusivement pour cacher mes échecs ou la banalité de ma vie. Parce que j’ai l’impression que si je ne me dérobe pas derrière ce masque social, qui est peut-être un voile d’illusions, j’ai peur de me dissoudre totalement dans l’indifférenciation de la société de masse et de la consommation. Non pas jusqu’à la vacuité, mais me retrouver nu comme dans ces rêves étranges où tout le monde vous regarde en riant parce qu'il y a chez vous quelque chose de bancal. Le ridicule ne tue pas dit-on.

Mon drame c’est d’avoir davantage aimé les mots que celles et ceux que j’avais la prétention d’aimer. Ils n’étaient plus que des lignes écrites, et je m’enroulais, m’entortillais, me réchauffais dans le confort de mes convictions, de mes conventions, pour m’enchaîner jusqu’à l’asphyxie dans ces phrases comme des barbelés issus de mes souvenirs. Je suis comme prisonnier dans un espace-temps où plus rien n’avance ni ne recule, prisonnier de mon passé. J’ai l’impression parfois d’être un mort-vivant. Peut-être parce que j’ai eu la prétention démiurgique de réinterpréter le réel, du moins ma perception des événements. Certes, ridicules. Je réalise que ma vie a été une succession de non choix, où je n’ai jamais su démêler la fiction de la réalité. Le rêve éveillé comme fenêtre sur le ciel et sur Moi. Et toujours ce rêve d’être un oiseau. Et m’envoler loin, loin, loin, très loin. Signes d'une fuite en avant? Cela tient sûrement à la rigidité de mon éducation, brimé dès le plus jeune âge avec cette épée de Damoclès : la culpabilité du Haram[2]. Philip Roth avec son livre le complexe de Portnoy avait passé outre, avec style et noblesse, et cela a été une révélation pour moi. Il avait réussi à prendre son envol et moi je suis resté sur le sol à l’admirer. Certainement il doit être au paradis des écrivains en ce moment. Et j’aimerais l’y rejoindre. « Hey Philip ! Hey Philip ! Are you listening to me ? »

Oui c'était à une autre époque où un vent de liberté soufflait, loin de ce néoconservatisme et cette nouvelle forme de puritanisme mêlée à de la bigoterie néo-libérale. Henry Miller avait raison d'appeler ça le cauchemar climatisé.

Dostoïevski avait dit, j'ai passé toute ma vie à essayer de comprendre l'Homme. Tout un programme, se comprendre soi-même. Peut-être est-ce cela le sens de la vie? La vraie réussite...

 

ZAHRA DJAM.

 

[1] Françawi : français en arabe.

[2] Haram en arabe ou Herem en hébreu, désignant le sacré en vérité, mais traduit couramment par illicite ou interdit.

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