I

 

_Ce que la terre est belle vue d’ici, soupire Amanda rêveuse, admirant la stratosphère illuminée par les rayons du soleil et le bal des nuages au niveau de l’hémisphère Nord, ce qui autrefois était l’Amérique.

_ Ouais, c’est vrai, pas pour rien qu’on l’appelle la planète bleue même si elle vire au gris marron aujourd’hui, opine Qays tout en jouant sur sa console.

Du hublot sali par les poussières stellaires on peut observer la lune immense, qui passe en dessous de la station, s’éloignant en vue plongeante et étirant l’ombre d’Utopia comme dans un rêve. Non loin de ses cratères comme des stades de football, on peut même observer des bases et des engins s’y déplaçant comme de petites fourmis.

_Ma fête préférée c’est celle de l’éclipse solaire, affirme Amanda. On en a eu encore une cette année sur la station, c’était terriblement cool s’enthousiasme-t-elle derechef. Quelle fête du tonnerre ça été !

_Ouais, la fameuse fête du solstice rouspète Qays. Veille tradition païenne, un peu comme Noël. Je n’aime pas tout ce monde faussement extasié, habillé de la même façon et arborant des masques censés représenter le fameux astre lumineux, ou encore ces débiles déguisés en loups garous et autres zombis, remake d’Halloween, annonciateurs de ces vieilles superstitions qui comme ces prêtres Mayas faisaient couler le sang dans l’espoir de retour du Dieu Soleil. C’est comme la Saint Valentin, ça me fait chier, tout le monde doit acheter des fleurs à sa compagne pour faire romantique, alors que le romantique est celui qui souffre par amour. C’est encore un truc commercial moi je dis.

_Evite les grossièretés, conseille Amanda, tu risques de perdre des points et d’avoir des malus. Si les drones de la protection civile enregistraient tes propos ou certains étudiants du campus te dénonçaient....

_ Ah la délation ! Quelle pratique lâche et ignoble ! C’est là que tu réalises la tendance fascisante de notre société.

_ Chut ! on va nous entendre, tu es fou !

_ T’inquiète, dans mon studio tout est sécurisé. J’y ai installé des brouilleurs de fréquence et un appareil qui change mes adresses IP. Et je n’invite pas n’importe qui dans ma chambre.

_C’est pour ça que tu me demandes d’éteindre à chaque fois mon Smartphone et que tu mets des sparadraps sur toutes les webcams. Saches que si un des agents de l’inspection venait à l’improviste, je risquerais de tomber avec toi pour intelligence dissidente. Tu le sais très bien, sur Utopia toute idéologie subversive est condamnée par des travaux d’intérêt général et un stage de rééducation, voire de bannissement sur la terre.

_Ouah j’ai peur ! S’esclaffe Qays moqueur. D’empêche que j’aimerais bien connaître la vie sur la terre, après tout, n’est-ce pas de là-bas que toute vie humaine est originaire ?

_Ben pas moi, s’étrangle Amanda pas du tout amusée, en pensant aux reportages et aux documentaires historiques qu’elle avait étudiés à la Fac ; notamment celui où les reporters d’une ONG étiquetée comme gauchiste par les médias traditionnels, le ton fiévreux et haletant, ne pouvaient retenir des trémolos d’inquiétude (documentaire datant de 10 ans avant l’Apocalypse, soit 2069 ap. J-C) :

« Depuis les premières conférences sur le climat dans les années 2000 et malgré les rapports du GIEC[1], les autorités politiques n’avaient pas pris en compte, ou du moins, à la légère, la situation écologique, ce qui a multiplié les tensions internationales qui se sont aggravées. La troisième guerre mondiale selon certains est imminente. Les flux massifs de vagues d’immigrations dues au réchauffement climatique et à la montée des eaux ajoutés à la crise financière, ont précipité les nations dans un chaos sans nom : la multiplication de zones tampons ou de centre de rétention des flux migratoires à l’instar de Lampedusa. Des tensions séparatistes ont aboutie à un morcellement des pays, ce qui a mis en péril le modèle d’Etat Nation : les uns revendiquant leur indépendance et faisant fi de l’autorité centrale autour de l’ancienne capitale, et les autres effectuant un contrôle aux frontières traditionnelles de façon drastiques, afin de maintenir la reconnaissance des anciens tracés reconnus par l’ONU : les gardes côtes et les douaniers n’hésitent plus à tirer sur les boat people.

De plus, ici aussi en France devant l’instrumentalisation de l’extrême droite et des populismes face à la montée de l’extrémisme religieux, le modèle centralisé de l’état jacobin français a volé en éclat, chacun se constituant en milices, et préparant la rue à une guerre civile imminente entre communautés. Le communautarisme fait que chacun vit dans ses quartiers, confiné autour de ses commerces, de ses écoles, de ses résidences ou bâtiments.

« Bien que la communauté internationale, du moins ce qu’il en reste, est très émue de ces faits divers : notamment les incidents qui ont précipité la mort de nombreux migrants et de leurs enfants. La naturalisation et le droit à la nationalité totalement supprimés par les identitaires, ce qui a provoqué des situations inextricables où des membres d’une même famille ont dû être séparés, parce que les uns étaient arrivés lorsque la loi qui les reconnaissait comme réfugiés politiques ou demandeurs d’asile était encore en vigueur, alors que les autres sont arrivés après la loi et n’y ont plus droit.

« Depuis l’émancipation de l’Ecosse, de la Catalogne, de la Corse, et du nord de l’Italie, toutes les régions réclament leur indépendance ; que ce soit en Afrique du nord avec la Kabylie, le Sahara occidental, le Rif, et les différentes ethnies africaines au Cameroun, en Côte d’Ivoire, en Centrafrique ; la balkanisation ou l’ « Irakisation » de la planète est à son comble. Tous les pays, à l’instar d’Israël, ont construit des murs de séparation, établi des Check points à chaque coin de rue, et mis des caméras de surveillance. Tout le monde a peur de tout le monde. Le choc des civilisations est devenu un choc des régions et des localités : chacun revendiquant ses particularismes, mais en réalité chacun voulant son autonomie pour ne pas aider les autres départements ou régions en difficulté, comme dit l’expression chacun pour soi et Dieu pour tous. La sécurité ou l’insécurité est à son paroxysme… et la spéculation boursière ne s’est jamais aussi bien portée, provocant des crises financières à la chaine. Le surendettement et le terrorisme sont devenus systémiques.

« C’est pour cela que la consommation est toujours bien portante, à l’instar des lobbys d’armement et industriels, bien que le pouvoir d’achat ait diminué aussi drastiquement. Les milliardaires continuent de prospérer, encore 1 % de plus chaque année : ils ont leur milice, leurs quartiers constitués en petites principautés sur le modèle de Monaco. Ils font partis des membres permanents du consortium international (appelé aussi le Nouvel Ordre Mondial) : ils sont de différentes nationalités, de différentes religions, mais un seul point les unis : leurs intérêts. Les uns adulent Machiavel, d’autres Spencer, et leurs blagues se font à coup de citations de Jonathan Swift, de Sun Tzu, de Clausewitz, de Trinquier, de Mao, de George Orwell, ou encore Aldous Huxley, et bien d’autres. Leur devise : séduire, manipuler, dominer, exploiter.

« Partout à travers le monde pour le bien du peuple disent-ils (classes moyennes confondues), l’eau est rationnée et la nourriture bio que l’on voit sur les affiches ou dans les publicités qui font rêver le commun des mortels, un véritable luxe. Chaque citoyen, ou du moins, chaque individu car depuis longtemps le vote a été aboli, est réduit à avaler et à croire des sondages d’opinion ou des téléprospections afin de prendre la température et connaître la tendance que les puissants ont décidé. A se demander comment ils procèdent aux échantillonnages.

La température mondiale a augmentée de trois degré encore ! Des villes côtières ont disparu. On les visite maintenant en sous-marin, même si elles sont recouvertes d’algues et autres coraux en piteux état du fait de la pollution.

« Le pétrole a aussi diminué et les seuls à se déplacer en voiture individuelle sont les très riches. Les politiques de la ville ont favorisé le transport en commun et les vélos lib, voire autres véhicules électriques de location… Ici Paris, New-York me recevez-vous. Je ne vous entends pas, j’ai des problèmes de connexion… des interférences. Force et persévérance, ici la voix du Peuple ! La voix des insoumis…Les CRS arrivent, replions-nous ! »

 

Amanda, se rappelant cet extrait diffusé en cour d’histoire, témoignage d’un journaliste militant d’extrême gauche, ne peut retenir un frisson qui lui parcourt toute son épine dorsale. Elle se rappelle de l’effroi qui se lisait sur le visage du rapporteur, et cela était pire que tous les films d’horreur qu’elle avait vu. Le type transpirait, il faisait apparemment chaud sur terre, près de 50 degrés Celsius à l’ombre : et à chaque coin de rue le type risquait une balle perdue. Muni de son gilet par balle et d’un casque type ONU, il avançait avec son collègue à pas feutrés, l’ambiance était électrique comme dans ces quartiers de Gaza en Palestine.

Inimaginable pour Amanda et tous les étudiants qui regardaient ce dernier témoignage des derniers résistants de l’Humanité, alors qu’ils bénéficiaient des effluves d’air climatisé de la station, et des meilleures conditions de vie et d’éducation.

 

Utopia est une des stations de dernière génération, régulièrement rénovée, et sur orbite autour de la lune. Son fondateur Marcus Walter, un riche milliardaire, avait mis les moyens au service de son rêve. Cette station impressionnante de par ses dimensions, fait presque la taille de la Corse : s’approchant de la forme d’un globe, un véritable astéroïde artificiel. Il y a même des monorails reliant l’île spatiale d’un point à un autre, en passant par le noyau constitué non pas de magma mais de roches et de sable. En effet, par un ingénieux assemblage de blocs pour fonder le socle et permettre aussi l’implantation de la végétation, comme la logique de polder aux pays bas, sauf qu’au lieu d’endiguer les eaux de la mer ici ils servent à faire face à l’immensité de l’espace. On y déversa des tonnes et des tonnes de roche et de sable lunaire dans des cubes aménageables et habitables. Et elle est aussi compartimentée à la façon des porte-conteneurs ou pétroliers, en cas de collision avec un astéroïde ou un météorite. Véritable système interne inspiré du rubis cube, des pans entiers peuvent par mesure de sécurité être déplacés avec leurs habitants pour une restructuration, à la vitesse de 2 mètres par minute, laissant le temps aux agents de nettoyer et de débrancher les connexions extérieures : véritable planète artificielle entièrement connectée par des capteurs. Même le tram, ainsi que les voies de circulation classique, par un système d’assemblage de la voie, éléments rajoutés comme des lego,  peuvent subir des modifications d’itinéraire.  Les habitants sont habitués à ces types de travaux. Les ingénieurs de la Nasa ont paré à toute éventualité, priant de ne jamais connaître le sort du Titanic.

Les vélos lib et le tri sélectif y sont privilégiés. Des villas un peu partout, avec beaucoup de végétation. L’énergie gratuite puisée du soleil et captée par des panneaux solaires fait que tout le monde peut avoir le confort nécessaire. D’autant plus, que ces centrales solaires spatiales flottantes gérées par des robots sont reliées par des câbles à la station, et à des distances suffisantes pour la sécurité de chacun.

L’agriculture au compte goutte y est maîtrisée sur Utopia, de même que la natalité régulée de façon à ce qu’il n’y ait jamais d’explosion démographique : politique malthusienne. La stabilité est restée depuis la fondation de la station, le mot d’ordre, voire l’obsession des statisticiens, des démographes, des économistes et experts en tout genre. L’eau est produite par l’effet des plantes via la production de CO2. Le sable lunaire bien que peu adapté, ne représente pas un obstacle, vu les engrais naturels utilisés. Et le climat est régulé par un ordinateur central. Parfois il y a même des orages artificiels, ce qui peut surprendre, et qui sont déclenchés par des drones climatiques à hautes tensions : la pluie est obtenue selon les besoins des agriculteurs et les caprices du peuple qui préfère bronzer (zones ensoleillés pour séjours touristiques). Le commerce textile et la mode vestimentaire variée restent très prisés sur Utopia comme cela le fut sur la terre avec les grands couturiers. C’est une station d’un standing élevé, économiquement autosuffisante, voire même exportatrice de richesses. On peut dire que les fondateurs qui faisaient partie des élites terriennes mues par un certain idéal, à l’instar de Marcus Walter, ont par la force des choses attiré la majorité des utopiens vers une tendance socialo-progressiste, ou altermondialiste. La plupart des ingénieurs agronomes ou botanistes émérites font partie de l’assemblée constituante des Sages, appelés Phylarques, et ce depuis le commencement de l’aventure, du fait de leur expertise. Même si quelques voix contestataires ont vite été étouffées, prônant une autre orientation de la société.

Quant à la planète terre, depuis la troisième guerre mondiale, et surtout depuis la crise écologique majeure, n’y sont restés que les plus démunis. On s’y bat pour de l’eau ou des points de pétrole, du moins les quelques rares réserves qui y subsistent. L’air y est devenu radioactif, les maladies génétiques récurrentes, sans parler des pandémies. Les habitants d’Utopia n’ignorent pas ces réalités, même si parfois la résignation tente de cacher la culpabilité par une certaine forme de dilettantisme et de nonchalance poussés vers le divertissement instructif, dit culturel.

Mais tout comme l’affirme Roberto Santos professeur émérite d’histoire et de philosophie de l’Université Centrale, dont Amanda et Qays suivent les cours : «  tout cela n’était que le fruit des conséquences de guerres messianiques sur fond de choc des civilisations ou course à l’exploitation du pétrole et du gaz, sans parler de l’économie dérégulée ou dérive de l’ultralibéralisme ».

D’ailleurs pas pour rien que ses partisans, disons ses disciples les plus fidèles, n’ont de cesse d’encourager leur maître du département d’études scientifiques à une carrière politique, tant son opinion est médiatisée et prise comme référence de l’intelligentsia utopienne.  

De plus, le professeur Santos n’a de cesse de scander la fameuse devise de Thomas More diffusée en boucle sur les écrans géants et sur les réseaux sociaux et médiatiques d’Utopia, et inscrite sur les frontons des Universités, si chère à Marcus Walter le fondateur,

 

MON RÊVE ALORS D’UN AUTRE MONDE… UNE REPUBLIQUE EXEMPLAIRE Où LA PROPRIéTE INDIVIDUELLE, ET L’ARGENT SERAIENT ABOLIS, UNE REPUBLIQUE DE CITOYENS VERTUEUX, AMOUREUX DE SAGESSE ET DE PAIX.

 

En effet, les citoyens d’Utopia sont formés pour être des élites rompues non pas à la gestion des capitaux et de l’argent, comme ce fut le cas tragique sur la terre, mais à la maîtrise des savoirs et des humanités, ainsi que l’entretien du corps. Voilà pourquoi tous les utopiens font des activités intellectuelles et sportives. Quant aux robots ils font le sale travail de production. Le travail est considéré seulement comme un hobby, un passe-temps. L’artisanat et l’art y sont privilégiés. D’ailleurs, chacun est convié à des expositions, à des spectacles, à des concerts, à des rencontres, à des débats citoyens. Les philosophes des Lumières portés au diapason. Les religions critiquées, ou plutôt toutes les dérives dogmatiques même matérialistes ou athées clouées au pilori. La méditation issue de la tradition zen, tout comme les séances de yoga encouragées en groupes. Questions pour un champion reste l’un des jeux favoris sur Utopia. Même les jeux de téléréalités ne portent pas seulement sur le physique, mais surtout sur les bonnes manières et l’esprit, à ce propos, l’émission qui cartonne s’appelle Habitus, en hommage à Pierre Bourdieu.

Mais Qays y voit une forme d’uniformisation, un auto-aveuglement, une illusion. Derrière le voile de cette société idyllique, il pressent une bigoterie efficiente pseudo humanistes de bobos en mal être : où on ne peut pas critiquer ouvertement les phylarques.

Certes, tous les citoyens étudient sur les bancs de l’Université tous les courants de la psychanalyse, de la philosophie, et les régimes politiques, en passant par les monarchies, les empires, les républiques, les courants matérialistes marxistes critiqués eux aussi, parce que derrière le souci d’égalitarisme se cachait un système suspicieux faisant de chaque citoyen un délateur ou un traitre potentiel, alimenté par la propagande du KGB et de la Stasie : la chasse aux anticommunistes. Tout comme le Maccartysme et le Patriot Act aux Etats-Unis. Pour Qays toujours méfiant, les réseaux sociaux ne sont pas en reste, ils donnent une foule d’informations, comme disait la Boétie nous sommes les yeux avec lesquels ils nous voient et leurs mains avec lesquelles ils nous frappent.

Du reste, à Utopia, que ce soit les journalistes, les intellectuels, les dirigeants, les enseignants, tous se prévalent d’être dans un système démocratique au sens platonicien du terme, annonçant que ces risques de dérives totalitaires sont désormais régulées par des observateurs intelligents et bienveillants (drones, statisticiens, intellectuels, journalistes critiques), fini les sondages manipulateurs, voie au référendum participatif donnant dernier recours au peuple subtilement formaté au préalable. Fini le règne pyramidal, tout le monde y va de sa contribution comme les atomes d’un même ensemble ou les cellules d’un même corps : démocratie participative. Il n’y a plus de petits citoyens ou de grands citoyens, de petits électeurs ou de grands électeurs, selon leur rang, leur statut social et leur richesse. Ils sont déterminés selon leur vertu et leur morale, et surtout fidèles à la Constitution érigée par Marcus Walter. Non pas la morale au sens Nietzschéen, mais au sens de traçabilité et de transparence des pratiques politiques : éviter les pistons et les favoritismes, surtout la corruption, non pas liée à l’argent, mais à un tout autre ordre d’influence psychique. Morale, terme que Qays fixe d’un regard médusé.

Les scientifiques d’Utopia ont même mis en place des algorithmes puissants, prenant en considération tous les paramètres des individus, depuis leur jeune âge quant à leurs goûts culinaires, vestimentaires, leurs activités culturelles, sportives, sexuelles, leurs penchants politiques dans les limites admises, etc.

D’ailleurs, Qays a plus ou moins apprécié la compagne que lui a soumise le site de rencontre des bals de fin d’année, géré par un algorithme du même ordre. Surtout que Qays en a conscience, contrairement a ses camarades de promo qui croient en la bienveillance des dirigeants. La jeune fille sélectionnée correspond en effet à son type et à ses critères de beauté : la forme de ses seins, ses hanches généreuses, ses fesses bombées, ses longues jambes, la couleur de ses yeux, ses lèvres pulpeuses, sa taille de guêpe, ses mains et ses pieds menus, la forme de son sexe charnu et généreux, ses pratiques et goûts sexuels, ses fantasmes, son niveau intellectuel, ses idées philosophiques et politiques, ses activités culturelles et sportives. Mais est-ce vraiment de lui ce choix ou bien du conditionnement qu’il a eu via l’éducation, la pub et le cinéma ? Il ne le sait pas. En tous les cas, il ne comprend pas pourquoi il préfère Amanda. Peut-être pour son franc parlé, et surtout parce que c’est une amie d’enfance.

Pourtant, les syphograntes et les tranibores[2] n’ont de cesse de vanter les restructurations géographiques, afin que les gens vivent dans d’autres quartiers et villes d’Utopia, et de permettre le brassage ethnique, le multiculturalisme et la diversité pour enrichir les idées utopiennes. Le darwinisme social étant proscrit. Le travail y est coopératif, et les méthodes éducatives d’enseignement inspirées sur celles de Montessori et Freinet. 

 

 Amanda décide de sortir prendre l’air sur la terrasse du studio, laissant le hublot donnant sur l’espace et ses rêveries lunaires ou terrestres pour plus tard.

_Je vais faire les courses affirme-t-elle à Qays, absorbé par son jeu vidéo. Tu veux des sushis toi aussi ?

_Parfait s’exclame-t-il indifférent.

Elle descend les marches du Campus et voit et entend sur la place centrale, sur écran géant, ce flash info :

 

« Une équipe de plusieurs scientifiques de la NASA de renommée internationale va être envoyée à partir de la base d’Utopia dans l’espace afin d’aller rejoindre une planète qui aurait les mêmes caractéristiques que la terre : située à quelques années lumières, dans une galaxie que les astrophysiciens ont dénommé EDEN-2184. En espérant qu’elle puisse permettre une installation durable, puisque la terre quasi inhabitable du fait de sa haute pollution et radio activité, ainsi que la disparition préoccupante de la quasi-totalité des espèces animales et végétales. Et sur la lune la guerre entre stations rivales fait rage par factions interposées d’armées de robots qui veulent préparer et annexer le terrain pour permettre l’installation de colonies humaines. Pourtant les dernières explosions atomiques ont failli être fatales pour notre astre lunaire. Et le conseille de sécurité n’a de cesse de rappeler que l’usage de ces bombes sales, risque de compromettre l’installation humaine, et qu’ils sont en train de réitérer les mêmes erreurs que sur la terre.

Cependant, les tests en vue des préparatifs pour l’expédition baptisée EDEN-2184,  débutera en fin d’année, soit dans pratiquement 12 mois, et sera effective dans quatre ans, soit en l’année 2184.

Selon les scientifiques l’astéroïde baptisé EDEN-2184 semblerait avoir les mêmes caractéristiques que la terre et posséderait un petit satellite du genre lunaire et situé à une distance idéale de son soleil, ce qui serait favorable à l’apparition de la vie.

Les astronautes triés sur le volet, sont de nationalités diverses et spécialistes en différents domaines, et envoyés par couple : deux américains (un astrophysicien et une biologiste), deux japonais (un spécialiste en robotique, et une programmatrice), deux français (un médecin, une psychologue), deux allemands (un gynécologue, une ophtalmologue), deux anglais (un dentiste, un kiné), deux russes (un expert en langage codés, et une spécialiste en surveillance), deux chinois (un physicien, une chimiste), deux indiens (un informaticien et une chimiste), deux israéliens (un archéologue et une paléontologue), deux africains du sud (un zoologiste, une paléontologue), deux iraniens (un informaticien, une ingénieure), et deux égyptiens (un mathématicien, une généticienne). »

 

Dans l’après-midi, monsieur Santos s’écrie plein de colère devant l’amphithéâtre bondé d’étudiants extirpés de leur torpeur digestive par tant de passion et d’indignation du maître gesticulant avec fougue sur son estrade. Et il scande au Journal Télé du soir avec la même rage sur la chaîne satellitaire :

« Comment des journalistes, au JT et en direct, peuvent commettre une erreur aussi impardonnable qui trahi les principes de notre constitution ! Le journaliste qui a fait l’annonce sur vos chaînes de cette expédition spatiale, devrait être limogé ! C’est scandaleux ! Encore ces vieux réflexes maladifs où vous ne pouvez vous empêcher de parler de nationalités ou d’origine des uns et des autres ! Celles-ci ne doivent plus être évoquées. Comme si l’Amérique ou l’Australie ou Israël ou le Mozambique existaient encore ! Mais qu’est-ce que ça veut dire des astronautes de nationalités diverses : américains, français, allemands, israéliens, russes, chinois, iraniens, etcetera ? Mais vous êtes fou ou quoi ? Vous semez encore les germes de la discorde, du nationalisme, et du cancer racial ! Et n’oubliez pas que ces distinctions ont été la source de toutes les tensions nationalistes, séparatistes, et à l’origine de toutes les guerres, et de la troisième guerre mondiale sur terre, et ils continuent encore sur la lune et sur mars à se battre pour des parcelles de terrains, aux couleurs de leurs drapeaux, c’est du délire ! Je demande aux hautes autorités des Sages, aux phylarques vénérés, de limoger le journaliste en question et le directeur de la rédaction, pour non respect des principes utopiens ! De les envoyer sur la terre afin de les rééduquer ! »

 

Et les sondages en direct, ainsi que les votes des citoyens s’affichent sur l’écran. Le buzz est relayé via tous les réseaux sociaux. Et le collègue journaliste, le visage rouge de gêne et de crainte, d’évoquer avec un sourire commercial :

« En effet, nous avons sur l’écran le vote unanime à 90% des utopiens, demandant une sanction exemplaire pour ces propos anti-œcuméniques ! Paix et salutations à tous nos téléspectateurs ! Voilà qu’on me dit que l’on a en direct la réaction de certains citoyens :

(Sur le coin de l’écran un rectangle vidéo apparaît, puis s’agrandit via la régie en un zoom total)

_ Oui en effet, explique un jeune reporter sur le terrain, comme on peut le voir ici dans le quartier Bel Air, des citoyens sont descendus dans la rue spontanément pour manifester leur indignation. Ecoutez ce monsieur.

_ C’est inadmissible qu’en 2180, fulmine un vieux retraité de colère, nous en soyons encore là à évoquer la supposée origine ou nationalité des spationautes et scientifiques que l’on va envoyer dans l’espace. Ces journalistes doivent être rééduqués ! Bannissez-les sur terre ! Mes arrières grands-parents avaient été envoyés dans les camps de concentration du fait qu’ils étaient juifs. Et d’ailleurs, je l’ai remarqué, à chaque rencontre sportive, coupes du monde ou jeux olympiques, ces dérapages arrivent souvent, chacun voulant rappeler sa nationalité d’origine. Avant d’être de telle origine ou de telle inclination politique, philosophique, spirituelle, nous sommes avant tout des utopiens ! D’aucuns gardent la nostalgie des anciennes compétitions. Mais cette pacification via le sport n’est plus limitée qu’à celui-ci, et doit être l’état d’esprit général du fairplay. Les équipes et les participants ne doivent plus être déterminés selon le quartier ou la ville d’origine sur Utopia, ou de leur nationalité antérieure sur la terre, auquel cas nous risquons de retomber dans nos vieilles habitudes, et surtout de trahir la philosophie du vénéré fondateur de notre station, à savoir feu Marcus Walter. Et la guerre sur la lune et sur mars par factions interposées, constituée de robots et de drones, montre la stupidité de l’Homme, qui décidément n’apprendra jamais de ses erreurs. Comme si l’Histoire de l’Humanité sur la terre n’était pas assez explicite pour nous faire comprendre que ces guerres idéologiques n’ont apporté que totalitarisme, que destruction. Quant bien même au nom de la Liberté et des idées des Lumières ! Je vous mets en garde, l’homme est un loup pour l’homme, citation de Hobbes, voilà pourquoi il faut l’apprivoiser et relire le Léviathan. Relisez aussi Le petit Prince, et vous comprendrez !

Le vieillard furieux en perd presque son dentier.

 

Qays moqueur et provocateur, ne peut s’empêcher de faire la remarque : « ils n’avaient pas parlé d’une loi pour euthanasier les vieux ? »

 

_Voilà, nous sommes en direct à vous les studios, conclut le journaliste avec son sourire commercial.

_Qu’en pensez-vous professeur Santos, demande le journaliste du JT.

_Ces citoyens sont pétris de bon sens, et font honneur à Utopia. Pas comme votre collègue tout à l’heure, et pas comme ces anarchistes et ces dissidents nostalgiques du chaos. Ces chauvinistes malades, qui se rattachent au quartier, à la ville, à une certaine origine terrestre ! Je le dis, nous devons y prendre garde ! Parce que sinon, dans moins de 5 ans nous en arriverons à nous entretuer ! Et les opérations militaires sur la lune et sur mars illustrent la bêtise de nos concitoyens des autres stations spatiales, et je leur dis ici et maintenant, que ces rivalités sont puériles et une grosse perte de temps et de moyens dilapidés bêtement. Alors que l’on pourrait faire de grandes choses ! Bien sûr pour seule répartie, ils nous comparent à la Suisse. Nous sommes les suisses de la Galaxie, il ne manque plus que les vaches et les lacs, on en a, et voilà le cliché ! De plus, imaginez que la lune change d’inclinaison à cause des bombardements à répétition, ou explose même, quelles seraient les conséquences pour l’équilibre gravitationnel. Les illuminés de l’Apocalypse disent que la fin du monde est proche et se fera par une collision entre la terre et le soleil, ce qui provoquera des explosions à la chaîne, la destruction de notre système solaire, puis de notre galaxie, jusqu’à un chamboulement irréversible de l’univers. Vous connaissez la théorie de l’effet papillon, comme s’ils le souhaitaient en nous entraînant dans une forme de suicide collectif. Sur terre déjà on n’annonçait l’apparition de l’Antéchrist, la venue du  Messie, et je ne sais quelles autres foutaises. Des charlatans sont apparus, et vous avez vu le résultat ! Jérusalem et la Mecque rasés !

_je vous remercie professeur Santos, car notre temps d’antenne est restreint du fait de la programmation, et nous devons bientôt laisser l’antenne à l’émission suivante, notamment sur le procès des deux récidivistes anarchistes qui en appelaient à la destitution des phylarques, et qui avaient tenté d’assassiner l’un d’eux. Quant à ceux qui veulent continuer à nous suivre avec le professeur Santos, vous le pouvez en vous connectant sur le Net via notre site Questionsquifâchent.net, et à bientôt je l’espère. Maintenant nous allons laisser le relais à nos collègues sur le procès de l’année.

 

Les deux délinquants criant à l’écran : « Mort aux phylarques, c’est une oligarchie. La consanguinité des élites ! Nous ne disons que la vérité ! Nous sommes la voix du peuple, et disions tout haut ce que beaucoup pensent tout bas !

_Excusez-nous, reprend l’un des représentants du conseil des phylarques à l’antenne, pour ce blasphème, mais ces deux accusés devront comparaitre immédiatement devant des experts psychologues et de la science de l’éducation, et autres politologues, pour montrer que ces anarchistes ne sont pas fous et battre en brèche leurs assertions diffamatoires et dangereuses pour la paix de notre station. Certains observateurs pensent même que ce sont des agents infiltrés de la station Atlantis qui veulent provoquer une révolution, afin de prendre le commandement d’Utopia. Vielles pratiques infâmes des adeptes de l’impérialisme.

 

Qays fatigué par le discours officiel, zappe sur une autre chaine info, et cela l’ennui tout autant :

« Nous allons vous parler d’un sujet qui préoccupe les utopiens, à savoir les vélos lib électriques. Ceux-ci ont augmenté de façon exponentielle, et certains riverains se plaignent de l’engorgement des parkings. En effet, selon les zones plus ou moins fréquentées par les riverains et les touristes, les flux migratoires et la cartographie ici exposée sur la droite de l’écran, montre qu’il y aurait une attirance pour les quartiers situés près de la centrale hydraulique sur les hauteurs et au pied de la cascade du lac Virginia Woolf. Et que les élus de l’aménagement et du territoire devraient remédier à ce problème et proposer une répartition des flux sur la côte ouest de l’île qui est tout aussi attrayante, vue qu’elle donne une vue exceptionnelle sur la terre et la lune. Qu’en pensez-vous cher phylarque vénéré ? »

 

Sur ces entrefaites, Amanda coupe le son de son Smartphone où elle écoute le tube de l’été, pour répondre à un appel de Qays.

_Oui ?

_ça te dit qu’on reste tout l’après-midi chez moi ?, propose Qays en s’étirant la manette de la console collée à la main.

_Non, j’aimerais plutôt faire du shopping, et manger une glace sur la grande place, bref, me changer les idées. En attendant, j’ai acheté les sushis pour le déjeuner, j’arrive.

Amanda retourne dans l’appartement, Qays n’a pas lâché sa mallette, et son écran de télévision l’informe en continue dans un bruit d’arrière fond.

Amanda tape de ses mains, mais aucun objet n’est connecté dans l’appartement de Qays.

_Oh oui, j’oublie à chaque fois qu’il faut tout faire manuellement chez toi, se plaint Amanda. Tu peux au moins m’aider, tu ne vois pas que j’ai les mains chargées d’emballages ?

_Oui c’est bon, grogne Qays. Fais attention au robot aspirateur, lui je ne l’ai pas déconnecté.

_Oui mais avec ta paranoïa, tu lui as mis un sac en plastique sur la tête.
_On ne sait jamais s’ils lui ont incorporé une webcam. Ces objets connectés sont nos pires ennemis, des vrais témoins de notre vie privée.

_Tu as entendu la polémique ?

_Le professeur Santos dramatise, la guerre a toujours existé. Et ce n’est pas maintenant que ça va changer. L’Homme est con…et puis les journalistes ont fait une gourde, ça arrive à tout le monde.

_Tais-toi Qays, ces propos sont indignes d’un utopien !

Puis ils se posent autour de la table de la cuisine qui fait office de bar, sur des chaises hautes. La petitesse de l’appartement fait que la multifonctionnalité des meubles est devenue une culture inspirée des habitats japonais et du design et du savoir faire danois.

_Tu as vu le temps magnifique qu’il fait dehors ? Demande Amanda radoucie par l’onctuosité des sushis. Cet après-midi tu viens avec moi, on va rendre visite à mes grands-parents après on ira sur les hauteurs des cascades, tu veux bien ? On pourra y faire du parapente. Je sais que tu aimes ça. Et en bas, on fera de la planche à voile si tu veux. Et elle lui tend les baguettes pour lui faire goûter un sushi qu’elle apprécie particulièrement.

_Ouais, c’est plutôt tentant, avoue Qays. J’aime bien faire des sauts sur les vagues artificielles. Des figures free-styles. Mais ce qui me gêne, c’est qu’il y a trop de monde sur le lac Virginia Woolf. Si ça continue, on va au suicide avec cette sur fréquentation.

_Moi je dirais plutôt que tu es associable. Un geek, que dis-je, un ours dans sa grotte.

 

 

[1] GIEC : Groupe Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat. Qui se dit IPCC en anglais.

[2] Autres types de phylarques affectés à l’organisation du tourisme et de l’aménagement du territoire. 

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